« […] une rencontre avec Jean Rouch amène Juliette Agnel sur les routes de l’Afrique pendant plus de 10 ans. En 2011, elle conçoit et fabrique une machine : la camera obscura numérique, avec laquelle elle filme et photographie […] Elle poursuit son travail de recherche vers les paysages extrêmes lors d’une expédition au Groenland en 2018. »
En quelques mots, le titre et l’accroche de l’exposition emportent le visiteur vers les mondes de Juliette Agnel, habités de rencontres et de poésie, de contemplation et de recherches sur le statut de l’image apparaissante, entre fixité et mouvement, d’exploration des temporalités du réel et de l’intime.
L’exposition est un jeu de correspondances. L’accrochage est organisé autour de la mise en écho de deux laps de temps (Time Lapses) projetés sur deux tirages papier mat à dos bleu :
Focalisé par le vignettage de l’image, un nuage, blanc dense, occupe le ciel bleu. En suspens d’immobilité, il vibre sur la lande ; il palpite doucement, s’ouvre et se referme au rythme transitoire de la lumière du jour.
À quelques pas, le ciel au dessus de la montagne, en fusion de jour et de nuit, explose d’étoiles. Quelques nuages translucides troublent insensiblement la voie lactée ; les étoiles filantes se fichent dans la minéralité d’un « paysage extrême ».
Les deux projections animent l’arrêt sur image. Elles induisent la respiration des séries adjacentes, leur poétique du mouvement dans l’immobilité ; elles allèguent la quête de fictions pour représenter le réel.
Côte d’Ivoire, Guinée, Niger, les routes ont la couleur des régions et des pays traversés, la couleur d’un temps du voyage (Laps 2003-2005). Derrière les vitres du bus, Juliette Agnel a suivi le défilé des paysages. Elle a observé les routes dans le temps, toujours différentes et toujours semblables. Au tempo de la pensée qui dérive, elle les a imaginées être et s’effacer, entre regard et rêve. Elle les as filmées.
Après coup, photographiées sur l’écran de visionnage d’une monteuse Super-8, les images montent en grain, acquièrent une facture chromatique spécifique, rehaussée par le vignettage. Six tirages de moyen format, présentés dans un cadre de bois noir, rendent au visiteur cet état particulier d’attention composite et fusionnelle, la sensation d’une durée distendue entre le présent et la mémoire. La couleur est à la fois couleur du temps d’engendrement de l’image et couleur de la condensation des temps, le temps des paysages traversés et le temps du cheminement intérieur. Entre réalité et fiction, l’image se nourrit d’histoires intimes à composer et de narrations à imaginer.
En 2011, lors d’une résidence « Écriture de lumière » Île-de-France auprès de lycéens, Juliette Agnel imagine et conçoit un dispositif de vision destiné à appréhender, à la prise de vue, dans l’espace de la chambre noire, les temporalités de l’apparition et de la fabrication de l’image entre-deux du fixe et de l’animé, de la vidéo et de la pose. Oxymore technique, la camera obscura numérique est autant une appréhension du réel par sa mise en fiction qu’une pratique réfléchie de l’histoire du médium. Il ne s’agit pas pour Juliette Agnel de réactiver des pratiques anciennes, pictorialisme ou autochrome, mais, en prenant la pleine mesure de l’histoire et de la possibilité des techniques, d’expérimenter, dans la confrontation de la durée et de l’instant, la rencontre improbable et nécessaire d’une technicité poussée à ses limites et d’une sensibilité au doute et au flou entre maîtrise et lâcher prise, d’un intérêt pour la prise de vue unique, ouverte à l’aléatoire et à ce qui advient.
Stabilisée sur pied ou amarrée au toit d’une voiture, à distance variable de son référent, la camera obscura numérique de Juliette Agnel s’est posée sur les paysages iliens de Norvège, a parcouru l’Islande, a pris le temps de portraits au Mali, en Corée ou en France.
Dans le ciel bleuté des « paysage de l’extrême », dans celui des « étoiles pures », la nuit remue de sa forme primordiale, frémit du silence vibratile de milliers d’étoiles et de planètes. Aux tempi des Nocturnes ( 2017), les paysages s’ouvrent sur l’infini, le plein et la disparition, étranges et familiers à la fois dans l’entremêlement diurne et nocturne de temporalités. Juliette Agnel diversifie les supports et le dispositif d’exposition de cette cosmogonie, respiration du monde et respiration intérieure, où les forces telluriques s’affirment et s’échappent dans le même moment : tirage sur papier duratrans, sur papier mat dos bleu, tirage lambda…, grands formats épinglés, caissons lumineux rétro-éclairés par des leds, projection de laps de temps sur photographie, moyens formats posés à plat dans une vitrine. Là où tout se mêle, sur la surface photographique, à la frontière du regard et du rêve, elle invite le visiteur à s’immerger dans une paisible et dérangeante ambiguïté au mitan de l’extériorité et de l’intériorité, elle l’amène à douter du statut de l’image par l’irruption déstabilisante du mouvement dans l’immobilité.
Ø (île) (2013), réalisé lors d’une résidence photographique sur l’île d’Halsnoy en Norvège, est une invitation au voyage, réel et initiatique, à l’écoute de la respiration des temps lointains et présents. Le mouvement du nuage à la lenteur calculée d’un laps de temps instruit le regard vers ce que nous ne voyons pas dans l’immédiateté des images épinglées sur les murs blancs, vers la contemplation étonnée des confins entre durée et fugacité, entre l’être-là et l’absence. Le grain de la surface photographique, le vignettage donne aux images la dimension onirique d’une maturation intime des émotions. Les paysages et les intérieurs s’entrouvrent à la fois à la méditation et à de multiples récits qui font s’effleurer et se frotter les mémoires passées et les mémoires présentes, se fréquenter les habitants des temps anciens et récents.
Coréennes (2009), deux grands portraits, cadrés serrés en frontal, est l’histoire d’une rencontre. Le léger flou comme une respiration, la couleur, la texture et le grain spécifiques du Polaroïd, la matérialité et l’unicité d’une image dévoilée en lenteur, traduisent à la fois la liberté du modèle de bouger dans le cadre, le temps de la pose, et le dialogue des intimités dans un moment de partage non figé. Juliette Agnel convie le visiteur à s’arrêter, à faire silence et à se mettre à l’écoute des témoignages de Bokyeul et Ji¬young, des histoires de femmes au quotidien, livrées à leur fils et frère, sur leur existence et leur place dans une société qui subit les écarts et les tensions entre modernité et traditions. Elle l’appelle, étranger ou proche, à la disponibilité à ce que l’autre lui dit, les modèles comme la photographe, de leur cheminement intérieur. Dans le même temps, le choix du dispositif, un dos Polaroïd sur une chambre 4 x 5 inches, la qualité du cadrage et du rendu l’emmènent vers un questionnement approfondi sur l’objet photographique, le statut et l’esthétique de l’image, sur son silence et sa voix à inventer.
Une rue de Bamako, Mali. Juliette Agnel installe sa camera obscura numérique, en sensibilité à l’histoire et à l’esthétique revisitées des studios photographiques (Les Enfants de Bamako 2011). Le moment, étiré, est onirique. Il se nourrit de la complicité de la photographe et de ses modèles, un jeu de proximité et d’altérité. Entre pause et pose, les trente tirages argentiques réalisés d’après les fichiers numériques, accrochés sans cadre, affichent la fragilité visuelle d’un temps dilaté. Le buste, pris dans un flou de soi qui dévoile les jeux de proximité et d’altérité avec la photographe, se détache en halo sur un fond noir. Regards partagés, le léger bougé sollicite l’exploration des temporalités de l’image, la texture, la lumière, les couleurs celle de son statut.
La route est un sujet récurrent chez Juliette Agnel, d’Afrique ou de Scandinavie. Sur la route islandaise numéro 1 (Islande # 2), la camera obscura numérique a remplacé le film Super-8 et sa postproduction. Fixée sur le toit d’une voiture, la machine de vision enregistre le parcours sur la route circulaire. L’intimité au paysage, le regard libre à la rencontre et à ce qui advient, la pensée vagabonde s’ouvrent à la narration et aux temps du rêve d’un nouveau « road movie ».
Qu’elle entre dans l’infiniment grand avec les « paysages extrêmes » ou dans les temps du mouvement intérieur, le travail de Juliette Agnel s’affirme à la fois comme une anthropologie visuelle et comme une poésie du monde. La camera obscura numérique, par la lecture de la réalité en fiction et en mystère dès la prise du vue, en est l’instrument d’écriture, l’expérimentation d’une vue du temps à travers, dans l’entre-deux, offrant au visiteur la liberté d’inventer le réel.