Kader Attia : The Repair, une monographie essentielle

C’est une monographie de près de 500 pages dirigée par Léa Gauthier , philosophe et critique d’art, que les éditions BlackJack ont consacré en 2014 à l’œuvre de Kader Attia. Plus de 1000 illustrations, une quinzaine d’essais et d’entretiens, tous rédigés en anglais, avec des personnalités issues de différents champs du savoir et de la création, contribuent à ce singulier livre d’artiste en noir et blanc scénarisant le processus d’élaboration de la recherche plastique de cet artiste qui souhaite décloisonner l’art contemporain en le nourrissant à l’Histoire et aux sciences humaines.

Chacune des 9 parties de l’ouvrage sont construites sur le même modèle, le titre en est donné en référence à une œuvre qui ouvre le champ de recherche, suivent un ou deux entretiens ou des textes , puis d’autres rappels d’œuvres travaillant les mêmes protocoles et enfin des archives.Les chercheurs convoqués travaillent tout aussi bien dans le champ des études post-coloniales, des études transgenres, de l’ornithologie ou de l’architecture.

Kader Attia, français d’origine algérienne, né en 1970 à Dugny, en Seine-Saint-Denis, vit et travaille à Paris et Berlin. Il met en perspective les notions d’identité et de différence, d’ordre culturel, sexuel, symbolique, socio-économique ou géopolitique. Ses œuvres dénoncent les malentendus historiques et questionnent les relations et impensés entre l’occident et les cultures extra-occidentales.

Le premier chapitre Réappropriations est centré sur l’installation Kasbah de 2008 présentée à Tours, Beyrouth Sydney … Le spectateur peut pénétrer au risque de chuter sur ce qui pourrait être les toits d’une sorte de bidonville dans un pays en voie de développement. Comme plusieurs autres parties les reproductions de travaux complémentaires sont des collages de la série Following the Modern Genealogy . dans les archives on trouve des documents sur les réalisations de l’architecte Fernand Pouillon et des objets d’artisanat de guerre. Un entretien avec Marion Von Osten, artiste et chercheure dans les études post-coloniales prolonge cette première approche.

Le Plein et le Vide reprend l’installation Ghost de 2007 présentée entre autres à Berlin et à Lille au Tripostal, celle-ci ordonne en demi-cercle des dizaines de moulages en papier d’aluminium alimentaire de femmes musulmanes en position de prière. On peut y voir une critique du multiculturalisme due à l’accumulation fantômatique de ces corps privés d’identité. D’autres sculptures éphémères faites de sacs en plastique dialoguent avec une installation plus imposante le cabinet de curiosité Continuum of repair : the light of Jacob’s ladder. Il y met en scène l’évolution de la connaissance religieuse et scientifique au service du concept de « réparation », principe sous-jacent du développement du sens de l’anthropologie, de la politique et de la science. Un entretien avec Paul Virilio sur le vide donne les pistes théoriques de cet ensemble.

Skyline ( 2007) est le titre d’un ensemble de vieux frigo peints en noir et recouverts de petits miroirs, qu’un entretien avec l’architecte Richard Klein met en perspective en liaison avec des wall drawings de la même période produits au MAC de Lyon, des peintures acryliques de la série Black Cubes et des tirages argentiques de l’ensemble Rochers carrés, ou une sculpture métal et bois Hôtel indépendance. La reprise d’un texte de l’architecte Hugh Ferriss datant de 1929 constitue l’archive de ces recherches urbanistiques.

Ghardaïa (2012) oppose une sculpture éphémère de couscous façon château de sable aux portraits des deux bâtisseurs de la modernité Corbu et Fernand Pouillon. Un entretien avec Léa Gauthier illustré de documents sur les constructions de terre battue en Afrique donne une perspective historique à ce quatrième ensemble.

The Repair from Occident to Extra-Occidental Cultures (2012) fut présenté à la Documenta 13, il inclut sur des étagères métalliques des moulages de gueules cassées de la première guerre avec des statues d’art primitif de différentes civilisations. C’est l’historien Serge Gruzinski qui fait le lien avec d’autres créations de l’artiste dans une évolution de Holly Land à Open your eyes (projection de diapositives) . Un spécialiste de la chirurgie plastique , Bernard Mole, fait le point sur ces aspects essentiels de la réparation. Une autre installation de la même période organise en cercle 29 prothèses de jambes tandis qu’au mur des collages de la série Modern Architecture Genealogy mêlent héliogravures et formes cousues. Les archives de cette partie sont constituées de clichés de scarifications traditionnelles, avec un texte de Sartre tiré du Portrait du colonisateur.

Sans Papiers illustre la thématique développée dans l’exposition The Repair : 5 acts qui s’organise en 2013 autour des deux moments La dette et la continuité de la dette. Elle s’attache aux étrangers ayant combattu pour défendre la France, Françoise Vergès qui enseigne les cultural studies au Goldmiths College de Londres leur donne un cadre historique auquel répondent les documents scénographiés pour J’accuse regroupant photos, cartes postales coloniale, journaux, boîtes de Banania etc… Une œuvre citationnelle de 2003, Harragas, recompose le Radeau de la Méduse grâce à un millier d’images d’immigrants illégaux. La retransciption d’une conférence de Jacques Derrida improvisée en 1996 au Théâtre des Amandiers pour la défense des sans papiers, « Violation du droit à la justice » assure la théorisation de ce groupe d’œuvres.

Self Making à travers une double projection de diapositives La piste d’atterrissage (2000-2002) et une série de photographies Alter Ego pose la question de la réparation identitaire à travers les opérations de changement de genre. Hélène Hazera journaliste transgenre témoigne de sa propre expérience. Une projection cible The body as a Target and Object of Power, elle superpose des cartes postales érotiques de femmes algériennes prises par des colons et des cartes du pays à l’époque de la colonisation . Deux textes théoriques reprennent la pensée de Michel Foucault sur Le corps utopique et les études d’Edward W. Saïd sur l’Orientalisme.

Self Detachment s’appuie sur une série de sculptures Mirrors and Masks de 2013 et s’enrichit de la correspondance qu’Olivier Galaverna diplômé en neurosciences a entretenu avec Kader Attia depuis sa résidence à l’hôpital psychiatrique de Rouffach dans le Haut Rhin. D’autres œuvres comme Al Aqsa accumulation de cymbales ou Holy Land installation in situ de miroirs côtoient des archives évoquant les prémisses institutionnelles de l’hystérie ou le panoptique de Foucault. La reprise du texte de Franz Fanon La guerre coloniale et les désordres mentaux conclut cette partie.

Contre Nature termine ce vaste panorama en évoquant les relations conflictuelles entre l’animal et le prédateur humain. Flying Rats avait troublé un certain nombre de visiteurs de la Biennalde de Lyon en 2005 , des sculptures d’enfants réalisées en graines étaient peu à peu détruites par des pigeons qui s’en nourrissaient. Nicky Clayton enseignante au département Psychologie de Cambridge dialogue avec l’artiste. Measure and Control (2013) regroupe diverses vitrines anciennes recueillant des animaux empaillés, des masques africains et divers instruments de mesure et d’observation scientifique. Un autre champ de réparations s’ouvre dans cette œuvre multiforme.

Entre architecture, histoire et sciences humaines cette œuvre singulière et exigeante croise diverses avancées des recherches artistiques et cognitives qui agitent aujourd’hui notre condition humaine.