La besogne des images, un savoir à partager

En France la reconnaissance du commissariat d’exposition comme forme possible de la critique d’art est relativement récente. Faisant suite aux trois expositions de LaBanque à Béthune réunies sous le titre « La traversée des inquiétudes » le livre collectif « La besogne des images » affirme ce positionnement théorique puisqu’il ne se veut pas un simple catalogue mais bien un objet de pensée conçu par des artistes et des tenants de l’écriture aussi bien critiques, que philosophes et écrivains. L’ensemble expositions et publication souhaite approcher l’influence de la pensée de Georges Bataille sur la création à notre époque avec l’ambition de « faire émerger une nouvelle forme de savoir grâce aux outils que sont les images, mais aussi les textes ou les citations. »

La direction de l’ouvrage est assumée par Léa Bismuth, auteure et critique d’art et Mathilde Girard, psychanalyste et écrivain. Soucieuses de créer un espace où se côtoient aussi bien l’énergie créatrice que la transgression elles mettent en commun le temps de l’avant création, celui de l’atelier. Elles empruntent au philosophe de La part maudite et de L’histoire de l’oeil un concept, déjà présent chez Flaubert , celui de besogne des mots opposé à leur sens pour le généraliser au lien entre la création, sa formulation et la plus actuelle besogne des images : 
« La besogne des images ne parle que de ça : mettre en tension la vie vécue c’est aussi faire du récit en permanence : comme des films qui se montent, des textes et des formes différentes qui vont s’agencer les unes par rapport aux autres pour former le livre. » 

Dans un entretien avec Fabienne Ribéry Léa Bismuth décline les trois temps de l’exposition Dépenses 2016, Intériorités 2017, Vertiges 2018 : « C’est une dialectique : un état brûlant d’abord, une plongée dans l’obscurité ensuite, pour enfin parvenir à un vertige, à l’impossible dont parle Bataille. »
Le livre quant à lui s’ouvre et se clôt sur l’expérience artistique singulière de Georges Tony Stoll. En introduction ses photos sont accompagnées par une sorte de journal de travail, tandis que Mathilde Girard conclut l’ensemble par une double critique d’une de ses productions vidéo et du célèbre et unique Film de Beckett. Une première série de translations se trouve ainsi actées : de l’oeuvre commentée à son commentaire critique comme recréation, de la photographie à la vidéo. L’auteur y ajoute le lien du plastique au performatif :
« Je me suis mis à faire des mises en place de corps pour des morceaux de fiction, des instants de fiction sans vraiment chercher à raconter une histoire particulière. (…) Il s’agit de canaliser une émotion afin de la faire exploser en facettes sensibles » La psychanalyste répond sur la création d’images en mouvement « Il est sans but et déterminé dans l’aléatoire de ses gestes. »

La construction de l’ouvrage se poursuit sur d’autres oppositions. Les oeuvres de Pia Rondé & Fabien Saleil déclinent besogne et charogne, autre terme cher au philosophe . Tandis que les extraits du Livre d’images de Jean Luc Godard mettent en avant le montage et son commentaire par Cyril Neyrat Penser le couteau à la main semble rendre hommage en l’actualisant au célèbre ouvrage dadaïste d’Ana Hôch Coupé au couteau de cuisine. Jérôme Zonder lui préfère la pratique unique du dessin. On peut ensuite voir en action la Chasse à l’image menée par Gaelle Obiégy ou Le miroir de l’image tel que Pierre Weiss nous le tend dans ses oeuvres mixtes semblant trouver une réponse médiane quand il écrit « On voudrait apercevoir ce qui est à voir après sa mort. » et leur contraire plus excluant mais très bataillen de l’obscène selon Antoine d’Agata et Liam Cole. Mehdi Belhaj Kacem rectifie ainsi la filiation de la pratique du photographe de Magnum :
« D’Agata développe non pas une esthétique de la pulsion de mort, mais une politique de la pulsion de mort. » Muriel Pic s’attache à relire un diptyque publié dans Documents en 1930 quand une autre différence celle appliquée entre peuples primitifs et prétendus civilisé se joue sur le couple antagoniste Tact et Contact.

Anne Lise Broyer avec Une image à spécifier tire la besogne aux alentours du journal de travail. Cela double l’approche par Bertrand Schaeffer d’une image très peu connue de Francesca Woodman. Deux autres oppositions structurent cette fin de livre le savoir versus la pratique et du point de vue esthétique les peintures monochromes de Claire Chesnier face aux paysages célestes de Juliette Agnel. Dans l’analyse de sa pratique picturale la première fait curieusement mais à bon escient référence à la danse , à travers la figure singulière de Dominique Mercy : « Je ne vois de peinture possible que dans cette nécessité absolue d’un geste qui s’avance et se retire dans la pulsation d’un rythme vital. » A côté de cette approche performative deux philosophes semblent tirer les leçons de ces différentes besognes partagées Jean Luc Nancy réaffirme : « Bataille ne dit que ça : « Nous ne sommes chaque fois que des fragments dépourvus de sens si nous ne les rapportons à d’autres fragments. » Cela pourrait décrire la construction dialectique du livre. Georges Didi Hubermann dans un ensemble photo et texte en tire les conséquences : « Etre radical , ne serait-ce pas alors, être capable de se déraciner soi-même, de faire migrer son propre train de pensée ? ».