Comme le titre Viva Arte, ArteViva de cette 57e biennale de Venise l’indique, l’art
contemporain y représenté se dote d’une vocation participative qui n’est pas
toujours perceptible par les visiteurs selon le moment de leur visite.
Les professionnels des premiers jours, souvent trop stressés pour attendre dans
les files interminables, ou ceux des journées après les inaugurations faisant face
à une économie de programmation de performances, n’ayant souvent qu’un
aperçu du travail artistique complet.
On aurait pu croire que la programmation de la performance de cinq heures
(pendant les journées d’ouverture) du pavillon allemand ne tiendrait pas ses
promesses sur le long terme. Et pourtant, en ayant pu faire l’expérience de
retourner au pavillon à différentes périodes depuis l’ouverture jusque début
juillet, j’ai pu constater que le travail de l’artiste allemande Anne Imhof
fonctionne très bien à tout moment et de façon différente chaque fois.
Au tout début, sa performance Faust avait provoqué, avant même l’annonce du
Lion d’or, des attentes insupportables devant la cage des chiens Doberman qui
accueillaient la foule en aboyant. On avait compris alors que ce délai faisait partie du concept même de cette exposition-performance, nous mettant dans une posture voyeuriste dès l’entrée tout en faisant monter la tension en chacun de nous. L’accès nous donnant le temps de faire dévier nos sentiments du triomphe d’avoir réussi vers la culpabilité de rester trop longtemps dans cet espace dépouillé mais chargé d’émotions.
Lors des performances, le lieu et la chorégraphie simpliste capte l’attention du
visiteur par son minimalisme extrêmement conceptualisé et le malaise de voir
évoluer des jeunes « performeurs » entre les espaces évidés et cliniques et les
cages en verre sous ses pieds. Néanmoins, malgré le Lion d’or, bien mérité, et une programmation journalière bien organisée, le visiteur pressé de la première
heure n’aura vu qu’un pavillon transformé en souterrains vide en verre sans les
performeurs qui se déplacent à quatre pattes sous les pieds des spectateurs.
A l’inverse, le visiteur privilégié comme moi, pouvait voir évoluer le pavillon.
Chacune de mes visites, à différents intervalles, me donnaient l’occasion de voir
d’autres parties de la performance, parfois d’autres performers, souvent d’autres interactions avec les spectateurs.
Entre éthos et pathos, les corps androgynes aux postures politisés des
performeurs changent sous les regards perplexes des spectateurs. L’exploration
des espaces hostiles sous différentes formes chorégraphiques, pantomimiques et sonores, ressemble à un long cri muet qui perce ponctuellement afin de montrer que tout cela est un acte libérateur et une manière, comme l’a dit l’artiste lors dela remise du prix : « …de savoir quand il faut lever nos poings. »
Si j’ai eu l’occasion de voir en tout plus de deux heures de performances du
pavillon allemand, j’étais moins chanceux pour les performances musicales du
« Studio Venezia » de Xavier Veilhan qui a transformé le pavillon français en
studio d’enregistrement. Cependant l’absence de performance « live » n’enlève en rien de la force plastique de cette installation architecturale, sculpturale et
sonore inspirée par le Merzbau de Kurt Schwitters. Tout au long de la biennale ce studio verra défiler des musiciens d’horizons différents qui viendront
enregistrer leur composition. Entre les différents moments d’enregistrements,
les visiteurs sont immergés dans cet univers plastique et musical particulier
imaginé par Veilhant dans la lignée de ses oeuvres et de son esthétique
singulière.
Une toute autre ambiance nous attend au pavillon autrichien qui expose les
compositions abstraites en néon de l’artiste Brigitte Kowanz, avec son espace de
lumière intitulé « Infinity and Beyond » et les sculptures participatives, très
populaires intitulées « One Minute Sculptures » de l’artiste Erwin Wurm. Même
si la majorité parmi nous a eu maintes occasions depuis les dernières années de
se prêter au jeu de Wurm, ces petites sculptures qui s’animent au moment où les visiteurs suivent les consignes de l’artiste, prennent une toute autre dimension aujourd’hui à l’aire du numérique et des réseaux sociaux. Son camion posé verticalement devant le pavillon sur lequel on peut monter sur une espèce d’observatoire nous invite à nous arrêter et à regarder au-delà de la mer
Méditerranée. D’après la commissaire, cette allusion wurmienne à la question de la migration apporterait une nouvelle dimension à son travail.
A l’opposé de ces sculptures participatives ludiques qui durent plus ou moins
une minute, où le temps est décidé par la résistance du participant, le pavillon
taiwanais montre les extraordinaires performances annuelles de l’artiste
Tehching Hsieh qu’il avait fait à la fin des années 70 et le début des années 80 à
Manhattan Downtown. L’exposition intitulée « Doing Time » nous fait découvrir à côté d’autre travaux deux de ces « One Year Performances » à travers des enregistrements et des artefacts. Dans une de ces « One Year Performances appelée aussi « Outdoor piece » de 1981 et 1982, l’artiste qui était alors un immigrant illégal, s’est imposé la règle de rester à l’extérieur pendant une année sans jamais se mettre à l’abri.
Comme beaucoup de ses travaux de l’époque cette performance abordait les
questions de la survie, du contrôle, du temps et de la nature à travers des actions extrêmes subies par son propre corps, faisant fusionner l’acte artistique avec le processus de la vie. Beaucoup plus légère, mais très physique à sa façon, la performance intitulée « Thank you so much for the Flowers » de l’artiste luxembourgeois Mike Bourscheid, réalisée lors du vernissage du pavillon luxembourgeois met en scène l’artiste en pyjama de soie teint à la main, assis sur une espèce de chaise cannée portant un casque-vase en céramique très lourd dans lequel les visiteurs posent des fleurs en recevant comme échange un sourire et un remerciement.
Une autre performance intitulée « The Goldbird Variations » de 2016 a été recontextualisé à Venise. Il arrive en costume doré avec un cache-sexe énorme, des pantoufles en bronze au pied et grimpe sur le lion de St Marc au museau coupé laissant apparaître une surface lisse dorée miroitante, tout en prenant des poses glamour. Perfectionniste, mais curieux et preneur de risque, il n’est jamais ridicule, ni dans ses travestissements inspirés de l’histoire de la mode et de personnages de la culture populaire, ni dans ses postures transgressives.
Mike Bourscheid sait créer avec beaucoup de créativité artisanale et d’assiduité
artistique un univers particulier que ses performances, mais aussi ses artefacts,
font inscrire de façon humoristique dans des situations inspirées de la vie
quotidienne et des comportements sociétaux. Comme l’artiste n’a prévu que très peu de performances lors de cette biennale, beaucoup de visiteurs du pavillon luxembourgeois n’auront vu que les artefacts, ce qui dans ce cas n’enlève aucunement l’intérêt du travail. La force de Mike Bourscheid, c’est justement dans le choix des objets, leur forme sculpturale, le détail du détournement du matériau et de leur potentialité performative presque plus que dans l’action elle-même.
Chaque salle de la Cà del Duca (actuellement encore le lieu du pavillon
luxembourgeois) nous renvoie à un autre monde, où l’artiste évoque l’intime et
le public, le quotidien et le théâtral, le féminin et le masculin, le statique et le
mouvement, la force et la fragilité avec toujours des références
cinématographiques, picturales et iconiques recherchées.
A la fin du parcours, le film « The Wellbeing Things » , tourné à la fin de l’hiver à Vancouver est d’une beauté déconcertante. Le visiteur aura l’occasion de
contempler les accessoires personnels utilisés dans le film et de poursuivre son
voyage dans l’univers théâtral et carnavalesque de Bourscheid en gardant une
dernière image décalée de l’artiste en mi-pirate, mi-cowboy, avant de quitter les
lieux et de retourner dans l’ambiance estivale vénitienne.
C’est vrai que les performances dans une grande manifestation comme la
biennale, que ce soit dans les pavillons nationaux comme dans l’exposition
centrale, peuvent poser problème à cause de leur caractère éphémère. Mais les
artistes sont de plus en plus conscients de la notion du temps et de l’espace d’une oeuvre et les dispositifs et programmation à la biennale en tiennent très bien compte.