L’artiste comme commissaire – une invitation recurrente faite par des institutions ou des galeries. Cette formule sert à faire découvrir l’univers d’un artiste (comme celui de Latifa Echakhch au début de cette année à la galerie Hussenot) ou à permettre de présenter des copains (comme Alexia Turlin au début de l’année dernière à l’espace Paul Ricard). Et il ne faut pas pour autant se référer à Daniel Buren pour dire : ça joue l’authenticité, quand un artiste professionnel et non pas « simplement » un commissaire indépendant est appelé à monter une exposition. On s’attend à une approche plus intime, plus familière des problèmes « internes » et propres à la pratique artistique. Dans le cas de Stéphane Belzère, l’invitation faite à neuf peintres contemporains donne une image d’un courant actuel : la « figuration objectée ».

Contextualisation

Mis à part les critiques que l’on pourrait formuler sur le fait de jouer à l’artiste-commissaire et surtout sur son utilisation à des fins commerciales, inviter des artistes à monter une exposition avec d’autres artistes peut révéler de véritables petites merveilles. On l’a vu au Palais de Tokyo avec l’exposition d’Ugo Rondinone. Et on le voit actuellement à la galerie RX. Peu connus comme galeristes de « production critique » et de « discours », Eric Dereumaux et Eric Rodrigue ont eu la très bonne idée de demander à Stéphane Belzère d’accompagner sa propre exposition personelle d’une autre exposition de peintres actuels. Dans le cas de RX, cette invitation sert à contextualiser une certaine peinture en France, notamment celle de Belzère.

Nouveaux champs

Sa peinture a connu une évolution intense au cours de l’année dernière. Marquée par la mort de son père, 2009 est l’année du retour de Belzère à d’autres sujets que des natures mortes tirées de musées d’histoire naturelle. Autant il avait réussi à puiser dans ce sujet l’essence de la peinture – le corps, la couleur et le paysage –, autant il avait en parallèle sondé le champ de la figure humaine par sa série d’autoportraits, les « reflets nocturnes », récemment montrée dans sa quasi-totalité à la chapelle Saint-Jacques à Saint-Gaudens.

Tendances baroques

En approfondissant ses thèmes principaux, les vanités et la conservation, Belzère s’est dirigé au fur et à mesure vers des formes et sujets baroques. La forme ovale de ses toiles, bien connue au 17ème et 18ème siècles, reprend le sens du mot italien barroco, « ce qui est de forme irrégulière, d’une rondeur imparfaite » aussi bien que ses sujets au « caractère bizarre, inattendu, contradictoire » et, dans le sens propre du mot, « excentrique ».
C’est dans ce sens du mot excentrique, celui d’une pratique s’éloignant du centre au lieu de chercher à s’y immerger, qu’il faut aussi voir l’exposition des neuf artistes invités par Stéphane Belzère.

Sain et sauf

Cette exposition permet de faire comprendre que la peinture a bien trouvé des voies permettant d’échapper à l’omniprésence des années cinquante et soixante, au lourd fardeau de l’histoire de l’art en France et au traumatisme d’une « modernité volée » par l’expressionnisme abstrait. Belzère a même réussi à donner à voir que cette peinture actuelle échappe aussi bien à la nouvelle figuration leipzigoise qu’au retour à l’abstraction géométrique, si bien réussi par les artistes suisses du lac Léman. De quoi s’agit-il dans cette peinture ? Ceux que Stéphane Belzère à réunis représentent une strate de la peinture actuelle en France, une peinture qui ne cherche pas à détruire la peinture ou à la ridiculiser ni à se créer de nouveaux mythes, celui du génie ou de la réappropriation par exemple, une peinture qui s’oppose au réalisme tout en proposant des tableaux « figuratifs ».

Figuration objectée

C’est une « figuration objectée » [1] : les objets se pressent contre la toile, elle travaille l’opposition entre la figure et la peinture, et apporte une réponse au travers de la figuration, réponse à la peinture, réponse aux « choses » et à la « choséïté » du monde. La figuration objectée répond en peinture « figurale » à ce que Heidegger appelait la « chosification de la conscience ». Cela décrit le fait que toute construction du sujet oubliant l’être de l’étant suppose qu’on se crève un œil, la vision devenant alors monoculaire dans le regard porté sur le monde.

Anne Neukamp

Prenons les toiles de la Berlinoise Anne Neukamp, déjà bien connue grâce à sa très belle exposition à la galerie Chez Valentin en janvier : en adoptant des formes de l’abstraction moderne et des paysages, elle modèle la lucidité de la peinture. Et cela d’une façon telle que surgit sur le tableau ce que Erich Auerbach appelait « figura » : « Une force magique est nécessairement donnée dans le symbole, mais pas dans la figura ; elle doit être toujours liée à l’histoire, ce qui ne s’applique pas au symbole. » Les tableaux rendent visible cette interdépendance entre symbole et figure, charge « magique » et sens historique des formes.

Marc Desgrandchamps

Il en va de même mais de manière moins pertinente, moins pressante, dans les tableaux de Marc Desgrandchamps. A travers leurs coulures et leurs sujets, ses tableaux évoquent, quant à eux, la « chosification » comme processus qui a lieu dans l’image. Non pas au travers ou par rapport à l’image, mais dans son espace-temps et ses strates propres, ce qui constitue l’objet principal de la peinture de Desgrandchamps.

Renaud Regnery

On trouve une autre approche chez Renaud Regnery qui cherche par ses tableaux noirs à creuser la figure en la masquant en peinture. Il la recouvre de couches de peinture noire par lesquels surgissent des formes, empreintes des choses se pressant contre la toile de l’autre côté de l’image.

Sylvie Fajfrowska

Sylvie Fajfrowska présente encore une autre façon de traiter le « figural ». Elle réduit les sujets de ses toiles à des figures banales : des poupées, chinoiseries modernes en plastique. Par ce procédé de banalisation, elle réussit à rendre visible, non sans ironie, l’ambiguïté de la figure en peinture, toujours à la fois en référence à l’objet existant et à l’objet-corps, elle même.

Régine Kolle, Françoise Pétrovich

Ce côté ironique se trouve approfondi dans les tableaux de Régine Kolle, enrichi d’une touche tragique, comme si les figures enfermées dans la peinture étaient dans l’impossibilité d’échapper à la prérogative de se « montrer » comme « quelque chose » dès qu’elles se trouvent dans le tableau. C’est ainsi dans les tableaux de Françoise Pétrovich, qui gère ce côté tragique dans ses œuvres translucides avec encore plus de sincérité.

François Mendras, Xiao Fan

François Mendras et Xiao Fan, quant à eux, jouent, chacun de sa propre façon, avec l’inévitable effet scénographique qui se met en place dès que l’on se dirige vers la figuration. Avec la particularité, propre à ce que nous appelons « figuration objectée », de poser ces scénographies toujours comme « objections » à une attente de narration reconnaissable.

Philippe Segond

Le seul peintre purement « abstrait » de cette exposition, Philippe Segond, n’est pas moins un peintre « figural ». Ses tableaux peints de laque raclée sont encadrés par des bouts de miroir formant un bord qui reflète à la fois le spectateur et enlève au tableau son « corps ». Il semble que le tableau est sans profondeur matérielle, sans « objet ». Ce qui relève de la « figuration objectée » dans ce geste, c’est le fait de présenter le tableau en tant que tel comme figure, objectivant la peinture sans fond.

L’étant en images

Stéphane Belzère a fait bien plus que de contextualiser sa peinture dans un paysage actuel de peinture française. Par un montage raisonné et une sélection adroite, il s’oppose à l’idée reçue que la peinture n’aurait plus rien à ajouter à la figuration. Cette exposition montre que la peinture actuelle a son mot à dire par rapport à « l’étant en images ».