Qu’est-ce qu’un visage « Est-ce la fable d’un corps ou la sculpture d’un récit » Est-ce la trame corporelle d’une personne ou la figure pâle d’un portrait filmique peint par une caméra « Qui sommes-nous donc : des visages dont l’expression de la face supporte la vie ou des mimiques contraintes de nos chairs qui symbolisent la mort » Où se tient la voix quand elle échappe au corps et s’emploie à en donner seule une vision narrative invisible « A quelle présence corporelle la figure de nos traits renvoie-t-elle » Où donc se tiennent les images du visage et du corps quand elles échappent à la reconnaissance rassurante du regard « Qu’est-ce qui vient à bouger en nous à la surface même de notre peau, sur les plis de la face » Y-a-t-il un langage solitaire et silencieux du corps détaché de notre âme ?
Ce sont de telles questions que suscite en nous le remarquable travail de Germana Civera, chorégraphe, et de Laurent Goldring, vidéaste. Ils ont présenté, ensemble, dans le cadre de la Fondation Cartier, au sein du cycle des « Soirées Nomades » une belle installation et/ou performance qui relève à la fois, sans exagération aucune, du cinéma, de la danse, du théâtre, de la littérature, de l’art du portrait, de la sculpture et qui se dénomme curieusement : « Figures. Sculpture-performance ». Comment cela est-il possible, comment peut-on réunir une telle multiplicité d’approches au sein d’un seul ensemble ? La composition que nous proposent G.Civera et L.Goldring est énigmatique. Elle propose à son spectateur l’entrelacement, des plus curieux, d’un texte narratif enregistré, de nature en apparence autobiographique, dit par G.Civera et racontant sa vie de danseuse et probablement écrit par elle, c’est sa voix que l’on entend le dire, de séquences d’images vidéo en gros plan, projetées de façon successive sur deux grands écrans, images du visage de la chorégraphe filmées par L.Goldring et d’une mise en scène de la personne de G.Civera, présente devant nous silencieuse, assise, fumant, jouant elle-même son propre rôle de personnage ou d’auteur, ou de modèle pour les images du film.
Une telle construction s’avère vertigineuse. Elle ne frappe pas que les sens, elle frappe aussi la pensée. Sur le plan sensoriel, étant donné les moyens techniques mis en oeuvre, elle paraît plutôt austère, sobre. Ce qui frappe l’esprit, c’est l’effet de complexité qu’elle provoque. On peut recevoir l’ensemble simultanément comme une construction articulée à plusieurs facettes ou, au contraire, y voir un ensemble juxtaposé de dimensions de la réalité disjointes et dissemblables, ou encore une pluralité de productions artistiques de statut distinct. Je ne peux vous le présenter que sous la forme d’une série de questions. Est-ce le récit autobiographique de la vie de G.Civera ? Est-ce un texte de fiction racontant la vie d’une danseuse dont l’auteur serait G.Civera ? Les images sont-elles des productions filmiques tramant le portrait en gros plan de la personne de G.Civera ? Sont-elles des images fabriquées par L.Goldring pour donner à voir la figure d’un visage humain peut-être féminin, des images auxquelles la danseuse-actrice G.Civera aura prêté son concours « Les images vidéo constituent-elles la matière d’un film dans lequel se déroulent un certain nombre d’actions micro-logiques qui font écho à la narration textuelle ou viennent l’illustrer » Les images du film sont-elles des sortes de peintures-figures, ou sculptures, du visage humain, animées, mais indépendantes du texte prononcé ? Les événements qu’elles donnent à voir sont-ils une chorégraphie du visage interprétée par G.Civera, mise en scène par L.Goldring ? A l’ensemble de celles-ci, on pourra répondre par l’affirmative selon la perspective que l’on choisira de privilégier. L’ensemble qui nous est présenté est tout cela simultanément, une pluralité d’art et de perspectives sur la chose montrée. On pourrait la dire comme le discours fabuleux de la face aveugle ou bien le silence affreux du visage mobilisé.
Deux choses y sont pourtant plus nettement prédominantes, un texte et des images : le récit littéraire d’une vie de danseuse et des images de la face, d’un visage humain traité en gros plan et tramé de mouvements sans signification déterminable. Dans les deux cas, parce que c’est son visage qui est filmé, sa voix qui dit le texte et son corps et sa personne qui se tiennent devant nous, on pensera qu’il s’agit de la personne de Germana Civera, d’un portrait de celle-ci. Pour autant cette réunion ne peut pas confirmer un tel sens, car cet assemblage se défait tout autant et, ce faisant, fait disparaître toute réalité subjective unifiée qui serait celle de la personne de Germana Civera. Celle-ci a beau être là devant nous et sembler nous parler d’elle, il s’agit d’autre chose, d’une scène absente dont son corps, sa voix, sa face ne sont que les supports. Je vois des images, j’entends une voix, je perçois la présence d’un corps, mais tout cela ne fait pas sens, ne se réunit pas et se tient séparé. En cela ce serait bien des éléments d’une sculpture comme l’indique le nom de la performance dont il s’agirait. Nous serions confrontés à la « forme-figures » d’une construction spatiale sur plusieurs plans et selon ses diverses parties, presque de nature cubiste en sa structure intriquée et démultipliée. Ces parties seraient : le corps, la voix, le récit, les mots, les images du texte, les mouvements du corps, les mouvements du visage, les images du film du visage, les ombres et l’épaisseur autour du visage, la luminosité de la peau, le regard, les parties du visage, les cavités de la chair. Tout l’ensemble fonctionnerait alors comme une opération d’anatomie, distinguant nettement les parties d’un ensemble diffracté. Ou encore, tout l’ensemble fonctionnerait comme une chorégraphie ordonnant ensembles différents mouvements en les juxtaposant, mais sans qu’ils soient ni mêlés, ni disjoints.
Que raconte le texte ? Il raconte l’histoire de deux soeurs, peut-être jumelles, qui deviendront l’une peintre, l’autre danseuse, après avoir risqué de perdre la vue pour l’une et la motricité pour l’autre. Qui est l’auteur de ce texte, est-ce Germana Civera ou Laurent Goldring ? On pencherait plutôt pour la première. Il y est question de l’enfance, de la destinée, il y est question d’exercices de yoga du visage, de micro-logiques mouvements de la face et de ses muscles, de l‘apprentissage de la danse, des défauts contractés dans l’excès de la répétition des mêmes gestes d’un même spectacle, d’un spectacle à succès associant la danseuse et un travesti à Barcelone, du diplôme d’une école de danse, d’un accident imprévu sur la scène. Il y est question aussi du caractère acquis de la forme d’un visage, de sa non-naturalité que le danseur peut découvrir et travailler. On acquiert un visage est-il dit, il n’est nullement la simple expression d’une personnalité spontanée et résulte donc de nombreuses transformations, y compris volontaires. Dans ce texte, encore, on entend souvent que ce qui est mobile se voit frappé d’immobilité et le visible menacé d’obscurcissement. Or est-ce le hasard qui a réuni ce texte et les images du vidéaste ? Elles semblent lui faire écho à plusieurs reprises, voire parfois venir l’illustrer. Pour autant, rien n’est moins certain. Il n’est guère possible de savoir qui est l’instrument de l’autre, ou si l’un ou l’autre est sous condition de son autre.
Par ailleurs que nous montrent les images ? Disons qu’elles nous montrent excessivement une immobilité mobile de la chair, des chairs du visage, une surexposition des ces chairs à un regard menacé d’aveuglement et une motricité paradoxale des morphologies de la face. En cela elles font écho au texte entendu, mais sans jamais véritablement l’illustrer. De ces images, on ne pourra pas dire d’elles qu’elles soient belles, faites pour plaire ou complaire. Elles font osciller leur spectateur entre la gêne, la curiosité, l’effroi, l’ennui et la fascination, induisent quelque malaise. Du côté de leurs références, elles semblent inspirées par l’art photographique des surréalistes, par le cinéma de Bunuel, de Dreyer et de Cassavetes. Partout où le visage humain représenté cesse d’exprimer les contours d’une intériorité pour glisser dans l’étrangeté, dans le dissocié. Il s’agit dans ces images du visage, du visage humain en gros plan dans sa singulière forme de visage. Face organique ou visage individualisé, on ne sait trop. En a-t-il une de forme d’ailleurs ce visage ? Cela est ici moins que sûr, cela d’autant plus quand on sait qu’une notion comme celle de forme renvoie à une métaphysique de l’essentiel et à une valeur substantielle accordée à l’âme individuelle. Ces questions, L.Goldring ne les ignore pas, il est, de formation, philosophe. Pourtant, ce n’est pas là l’habitude. Dans les arts, le visage humain est la plupart du temps représenté en gros plan, dans sa distinction spécifique, comme le moyen de donner à voir le secret d’une âme, d’une personnalité, d’une identité sociale, d’une fonction tutélaire, d’une dimension héroïque. Il ne s’agit pas ici de toute évidence d’un portrait, de celui de G.Civera bien que ce soit effectivement « son » visage, ou sa face qui sont filmés.
Le visage, les figures distinctes d’un même visage, sont ici présentés à la limite, non pas de l’informe, mais du défaut de forme ou de son absence et se trouvent posés en de-ça de toute métaphysique du sujet, de toute psychologie. Hors d’un sens, hors du sens. Démultiplication, là encore, la multiplicité des figures d’un même visage vient défaire l’unicité tout en la diffractant. La posture du vidéaste est presque clinique, une sorte d’anatomie plastique nous est présentée, mise en scène dans une lumière blafarde. Des micro-mouvements apparaissent, animent les chairs : plissements de la bouche, contraction des muscles, tensions et torsions des parties, étirements et allongements déformants des muscles, clignements des yeux, pulsations de la peau, creusements et évidements. Une plastique abstruse de la chair, des chairs. Ces figures déformées et parcourues de légères et tenaces convulsions, contractions, s’installent dans la durée. Elles durent pour le regard dans une presque immobilité avant que de disparaître subitement. De sorte que, dans ce travail, le visage vient à nous, fait irruption. Il survient, il s’efface, disparaît et réapparaît sans logique induite. Il n’est plus alors la simple projection sur un écran d’un objet mis en perspective pour le regard, mais au contraire l’intrusion par effraction d’une chose dans notre regard, comme auparavant l’avait été cet oeil tranché par le rasoir dans « Le Chien andalou » de Bunuel. Il y a ici un franchissement qui s’opère, les visages exhibés font irruption à proximité de notre oeil et cessent de se tenir dans la distance de la représentation. La séparation de ce qui est normalement tenu séparé dans l’ordre du représenté, détaché et distancié, ne se tient plus séparée, elle vient nous attraper pour se plaquer sur nos visages et à même la peau. Il n’y a plus rien ici ni de didactique, ni de classique, ni de romantique. L’art est devenu autre que lui-même et capable de se saisir de son altérité.
Encore, il est difficile de savoir si les visages montrés sont des représentations figurées de la mort, ou non. De la douleur de la mort aussi ou de l’hébétude sublime qu‘elle provoque quand on l’éprouve actuelle, vivement, ainsi les figures de Pietà. Pourtant, elle ne peut être morte cette Germana Civera qui a prêté son visage et sa personne à ce film, puisqu’elle est présente devant nous et qu’il s’agit, dans les images, de son jeu de danseuse et d’actrice, de sa performance personnelle. Alors ce serait là une simple théâtralisation de la mort qui serait présentée, pensée par L.Goldring et jouée par les visages de G.Civera. Je dis bien par les visages de G.Civera et non point par elle, puisque toutes ces figures-visages qui apparaissent dans le film ne nous renvoient jamais paradoxalement ni à l’unité d’une personne-modèle, ni à celle d’un personnage représenté, même si on la reconnaît. L’actrice G.Civera aurait prêté sa figure à une succession d’incarnations de visages qui seraient tout autant de rôles, de figures d’elle-même jouées par son visage. Pourtant, ils ne sauraient pas non plus être morts, ceux de morts, ces visages-figures, puisqu’ils bougent, puisqu’ils sont les figures d’une actrice vivante. Il n’y a d’ailleurs jamais eu de morts-vivants filmés, si ce n’est dans des fictions macabres. On a ainsi le sentiment qu’il est impossible de dire si ce sont là des représentations de visages mortuaires re-mobilisés, bien que déjà pensés morts, ou, à l’inverse, les visages d’un vivant saisis dans les contorsions fictives de son agonie anticipée, de son devenir cadavérique ici simulé. Quel est ici le degré d’imitation du jeu et de la figuration « Comment peut-on simuler sur son propre visage d’actrice le vécu de quelque chose qui représente ou symbolise la mort même, presque en acte » Ces images ne doivent-elles pas alors être situées dans cet entre-temps que le psychanalyste J.Lacan nommait comme celui de l’entre-deux-morts et qui, selon lui, bornait nos vies. Ou bien s’agit-il de la mise en scène de l’intervalle de la mort, de cet instant de la mort même qu’autrefois les peintres cherchèrent à saisir en tant que tel, afin de le représenter en son éternité fugace et de l’immobiliser ?
Or en ce film, ce sont peut-être là des peintures, des sortes de portraits qui apparaissent sous une forme filmée dont le traitement immobiliste, la sorte de fixité voulue des images, suggère la réalité picturale, contraire au cinéma. Un nouveau paradoxe troublant apparaît alors, celui d’une immobilité picturale qui s’anime de sa propre fixité en se servant de l’image mobile de la vidéo, afin de sculpter les figures d’un même visage. Serait-ce là une forme contemporaine et paradoxale d’une peinture de portrait, d’une mimétique par le film vidéo de la forme picturale peinte ? L’imitation de la peinture par la photographie aurait laissé place à une peinture filmique, à une vidéo-picturale. Les vidéastes, détachant la spectrographie de l’image dans le regard, seraient maintenant les héritiers de la peinture occidentale comme pouvoir de figuration. Ce en quoi, un vertige ici vient encore nous reprendre. Ces visages éclairés dans l’ombre d’un clair-obscur qui les détache d’eux-mêmes, nous les font apparaître en leur détail, comme presque hallucinés. L’image peinte de l’art occidental, en sa source propre, serait alors dévoilée par l’art vidéo comme une fascination spectrale. Elle serait une mimesis obscène de la mort devenant peu à peu la figure d’une image. Ainsi, la figure morte du Dieu humanisé, peinte, serait la surface statuaire et statique de l’incarnation du sujet humain, sa possibilité corporelle en la rançon d’une image. Une temporalité de l’immobile, cernée par la clarté sombre de l’étrange donnerait la loi du regard sur le semblable en sa figuration. Elle dirait la configuration subreptice de notre perception du visage humain. Car les visages ici ne font pas corps, détachés comme ils le sont, ils sont le corps du visage, en sa figure impropre et fascinée. Celle d’un autre qui n’est pas tout à fait encore le même humain.
Car ces visages, une fois isolés, filmés, que reflètent-ils de la vie intérieure de la protagoniste, des sentiments du, ou des personnages de G.Civera ? Dérisoires et déformés, presque parodiques, voire anodins et parfois affectés du regard de l’absence, de tels visages manifestent le vide, le rien et semblent exempts de toute signification discernable malgré leur mobilité. Ils révèlent la possible insignifiance du dedans et la vacuité de ce que l’on croit être notre personne, ce vide éventuel de l’âme qui risque de nous apparaître – de nous jaillir à la figure – dès que l’on veut saisir la surface de la peau d’un visage en gros plan. Car la substance du visage, son essence la plus simple, qu’est-ce d’autre que la vie obscurément organique « Est-ce l’enveloppe de la peau, la trame de la chair et des muscles, la scène des contractions et convulsions, des tensions et respirations qui l’animent » Si la vie de la chair n’est pas nécessairement animée de la moindre étincelle de vie spirituelle, le visage humain peut se montrer négativement comme celui d’une vie morte, parce que seulement animale. Et si l’on en vient à le mettre en scène en une chorégraphie très locale, à le guider pour qu’il se contorsionne, se déforme et s’immobilise en sa fixité, ou inversement s’anime de sa fixité, qu’obtient-t-on « Est-ce la vie d’un masque qui nous apparaît » Celle du masque mortuaire qui soudain en viendrait à s’animer. Ou bien, est-ce la vie obscène et vide, pulsionnelle de la chair qui nous est montrée par L.Goldring ? Une figuration qui serait une défiguration.
Sommes-nous donc, nous visages, l’incarnation de cette gamme affreuse, de masques morts, de faces animales, de figures-avatars, de têtes pulsionnelles, de momies grimaçantes ? Elle devrait pourtant prêter à rire, cette galerie de Néfertiti convulsives. La chair de la face est-elle vraiment seulement faite d’une matière plastique qui ne s’animerait qu’en se déformant, telle la chair d’un mollusque, flasque et contractée, parcourue de tensions retorses, en proie à l’égarement ou à une vie veule. Cette vie que de toute façon précédent, conservent et interrompent les souffrances, les postures grimaçantes de l’agonie ? Oui, elles la précédent aussi. Mais, déterminé à son encontre, dans ces visages, imprimé dans l’image, il y a par ailleurs autre chose, une dimension absolument supplémentaire. On y découvre une cinétique du creusement, de l’évidement, de la cavité, des lignes et des limites, de la trame traçante des contours. Une plastique de l’intervalle s’insinue dans l’image et l’organise. Il ne s’agit plus ni de laideur, ni de beauté, ni d’une narration, mais d’une sculpture de l’écart, d’une gymnique dans l’image des surfaces et des volumes, de leur interruption et de leur discontinuité. L’image se fait sculpture, théorie filmique des distorsions et des mouvements discrets qui donnent forme et figure. Elle vient creuser dans la matière ces sortes d’agencements qui en vérité la composent. Il s’agit de capter et d’agencer la discontinuité du continu, l’intervalle et la bordure comme sources de la déformation et de la possibilité de donner figure. De sorte que ce ne serait plus alors la seule loi d’un récit qui nous animerait et nous humaniserait, qui sculpterait nos visages, mais la plasticité étrange des contours et des intervalles, la plasticité des tournures et des vides de la chair et de l’être, en leur presque inhumanité. Ni la fable d’un corps magnifié, ni la sculpture d’un récit poétique, ne seraient plus les lois suffisantes de notre humanité, mais il faudrait aussi convoquer une physique de l’intervalle figurée dans les volumes et les dynamiques de l’être, au creux et dans les plis de la peau. A même la peau de la face, se tiendrait cette figure opaque de l’intervalle, de l’interstice, toujours mêlée de vie et de mort. Figurable en tant que disjointe du langage, mais toujours probablement accompagnée de sa fable. Intemporelle.