Pour la ré-ouverture de l’ensemble des niveaux du Palais de Tokyo Okwuy Enwezor s’attache à nous faire oublier les précédentes éditions de la « force de l’art » en ouvrant le propos. D’un art franco-officiel il passe à l’intégration d’artistes français en synergie avec des œuvres de la scène internationale. Il réunit l’ensemble sous la bannière d’une Intense proximité.
Le commissaire américano-nigérien s’est illustré comme l’un des défenseurs du multiculturalisme, l’un de ses titres de gloire restant la Documenta de Cassel en 2002. Reprenant les enjeux mis en place par Jean-Hubert Martin 25 ans auparavant avec sa proposition des Magiciens de la Terre , il appuie son choix d’œuvres sur la base des recherches des ethnologues français, Marcel Griaule ou Pierre Verger. L’admiration qu’il leur voue lui permet de poser la question d’un de ces hiatus de la société française qui poursuit son action colonialiste jusqu’à ses extrêmes limites tout en permettant simultanément le développement d’une pensée radicale dans les domaines de l’ethnographie et de l’anthropologie.
Autour de ce prestigieux parrainage sa sélection s’organise non pas selon une volonté de démonstration théorique qui instrumentaliserait les œuvres mais en organisant des îlots de proximité sémantique qui permettent de lire et de relier les œuvres entre elles. De ce fait s’il n’est pas indispensable de compulser l’ensemble des textes structurant le catalogue général, il peut être utile de consulter le guide d’exposition (bien fait et peu cher) introduisant les auteurs par ordre chronologique de naissance. Ce petit ouvrage permet de faire retour aux œuvres et projets personnels pour approcher leur syndication à des questions aujourd’hui essentielles.
La scénographie jouant de l’architecture labyrinthique des trois niveaux du Palais de Tokyo on peut entrer selon ses intérêts dans l’un de îlots de sens.
Dés l’entrée l’opposition entre la lourde suspension de ruines de Peter Buggenhout et l’atelier de miniatures du très jeune artiste français Benoît Pype pose la question de la catastrophe et du déchet quant gigantisme et préciosité se rejoignent. Un peu plus loin la même expérience du désastre imminent est manifestée avec humour par le marocain Batoul S’himi qui dans Un monde sous pression installe bouteilles de gaz et cocottes minutes aux carcasses ciselées par des cartes de mappemondes découpées dans le métal.
Le cœur historique de l’exposition se situe dans le rapproche de photographies (et de dessins) de Claude Levi Strauss mis en lien avec des œuvres qui en prolongent l’action comme la fabuleuse série des masques de l’African Negro Art de Walker Evans. Ces photographies dialoguent avec le petit bijou filmique des vues de rues new yorkaises d’Helen Levitt co-signées par l’auteur de Louons maintenant les grands hommes, James Agee. Le montage de très courtes séquences suit de jeunes enfants qui animent les trottoirs de la ville.
Un autre ensemble propose le rapprochement de pièces mêlant féminisme et cultural studies. Au plan historique cela permet de découvrir les œuvres performatives de la polonaise Ewa Partum notamment ses portraits nus intégrés par collage dans les rues de grandes villes. Deux plasticienne trop rarement présentées en France interrogent l’identité féminine à travers des protocoles de civilisation, il s’agit de Lorraine O ‘ Grady et Carrie Mae Weems , appartenant à la communauté noire. Le béninois Mishac Gaba dans une installation post-documentaire questionne non sans humour les mariages mixtes.
De façon moins directement engagée on peut apprécier le détournement de pratiques purement décoratives vers des champs d’etno-fiction. La roumaine Geta Bratescu avec ses collages de tissus pose la question des Vestiges de toute action humaine tandis que sa jeune collègue française Camille Henrot montre le devenir politique possible de compositions florales, là encore une distance humoristique impose sa dimension critique.
Un autre regroupement questionne les pouvoirs politiques de l’image fixe ou mobile. On n’est pas étonné d’y trouver la dernière série du maître français de la fiction documentaire, Eric Baudelaire. une vidéo et des photographies flirtant avec le noir absolu approchent l’histoire d’un membre de l’Armée rouge japonaise et de sa fille pendant leur exil au Liban. Ces tirages subtiles voisinent avec ceux de la mexicaine Rosangela Reno qui dans des jeux de bas contrastes de gris métal trace ses Portraits d’âme.
Ce battement du visible et de l’invisible trouve son apogée avec un dispositif d’une simplicité redoutable, le suisse Thomas Hirschorn ayant momentanément délaissé ses architectures de scotch filme son doigt faisant défiler sur un Ipad des clichés de cadavres. Sobrement titrée Touching reality cette vidéo apparaît programmatique de plusieurs ensembles de la Triennale.
Le lien à la danse fédère un dernier regroupement où l’on retrouve les Funk lessons d’Adrian Piper mais aussi les objets noircis de Lili Reynaud-Dewar qui lui permettent de négocier l’enregistrement d’une chorégraphie moderniste. La vidéo de l’égyptien Hassan Khan Jewel reste l’une des pièces les plus intéressantes de cette proposition. S’ouvrant sur l’éblouissement d’un poisson lumière, un zoom arrière nous montre cette figure lumineuse comme partie d’un totem de part et d’autre duquel deux hommes s’affrontent en dansant. Une sorte d’inter-activité invisible relie leur chorégraphie.
D’autres œuvres sont à découvrir selon les temps forts de cette cartographie cognitive à la plasticité prégnante, d’autant qu’elle demande une attention soutenue à ces œuvres si diverses dans une approche de type dérive psycho-ethno-artistique.