Une de nos très hautes figures de l’art contemporain français, Edouard Levé, vient d’organiser la double clôture de sa vie et de son œuvre qui a renouvelé dans une intrication réciproque la littérature et la photographie . En tant que tel son acte résonne et met en perspective « Sa vie , son œuvre » et évoque un geste radical du même ordre, celui de Bernard Lamarche-Vadel. Ses cartes postales du village d’Angoisse nous interrogent toujours au quotidien autant que ses chorégraphies décalées de cérémonies sociales, pornographiques ou sportives,
Yannick Vigouroux :
La plupart de tes séries photographiques sont mises en scènes. Des réalisateurs ont-ils exercé une influence sur toi ?
Edouard Levé : Non. Mes références ne sont pas du tout cinématographiques — à l’exception peut-être du cinéma d’horreur ou fantastique — mais picturales. Dans un film, une image n’est jamais arrêtée et l’intrigue est toujours résolue. Dans les images fixes, ce qui me plaît, c’est qu’il y ait des indices, ainsi qu’une énigme latente, dont on n’a jamais la solution.
La photographie m’a peu influencé. Dans la peinture du XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle, ce qui me plaît vraiment, c’est la dimension narrative. Ma culture d’homme contemporain fait que la plupart des codes m’échappent : ce que je crois être une énigme n’en était à l’époque pas une. Cet état d’incompréhension partielle joue le même rôle que l’intrigue au cinéma.
Quels peintres t’ont influencé ?
Le Caravage et Georges de La Tour. Dans les tableaux de Caravage, comme dans mes photographies mises en scènes, il y a des personnages dont le nombre est quasiment identique (entre un et six) ; ils sont de plus cadrés de la même façon. Autre similitude, il n’y a le plus souvent aucun fond. Celui-ci est remplacé par une espèce de drapé. Je me différencie toutefois du Caravage dans l’utilisation de la lumière : la mienne est diffuse alors que l’une des spécificités bien connues du style de ce peintre est qu’elle soit directionnelle. Une lumière artificielle, et très cinématographique d’ailleurs…
Pour revenir à La Tour, son influence est surtout due — outre la sobriété de ses mises en scène — à la présence dans un tableau (Le Tricheur à l’as de carreau, vers 1635), comme d’ailleurs dans un autre du Caravage (La Diseuse de bonne aventure, vers 1594/95), de ce que je nomme des « objets transactionnels ». On les retrouve dans mes mises en scène : ces objets servent de lien entre les personnes. Dans le tableau du Caravage, il s’agit de cartes à jouer, dans celui de La Tour, des lignes de la main. Cette influence, dont je n’ai pris conscience que plus tard, après la première série des Rêves reconstitués., a toutefois été inconsciente.
Ton travail est-il une quête d’identité et d’exactitude face aux innombrables simulacres qu’offre la vie, en particulier les apparences sociales ?
La fiction de l’identité est très présente dans les photos non mises en scène des séries Homonymes et Angoisse. Dans la première série, le nom de quelqu’un a un sens à la fois littéral et second, qui entraîne une perturbation chez le regardeur confronté à un double niveau de réalité. Il y a donc une quête d’identité. La série des Rêves reconstitués est aussi une recherche autobiographique : le projet était de visualiser, d’abord pour moi puis pour les autres, ce qui est enfoui dans mon sommeil, que nul ne peut voir sans l’entremise de la mémoire et du travail de reconstitution photographique. Ce qui m’intéresse dans l’autobiographie, ce n’est pas de dire ce que moi je sais, mais de découvrir ce que je ne sais pas.
Et les apparences sociales ?
Jusqu’à la série des Photos d’actualité, cette dimension était absente, puisque je voulais faire des images atemporelles. Aborder un tel thème me semblait donc impossible… Mais je me suis rendu compte qu’il était, justement, possible de conserver une telle dimension dans ce type de reconstitution. S’il est vrai que je m’inspire d’images qui sont vraiment liées à l’époque contemporaine, aux repères sociaux, j’ai, me semble-t-il, tout neutralisé…
Le paradoxe, c’est que ces « photos d’actualité » sont très inactuelles…
Oui. Hors de toute actualité, il y a bien une dimension sociale dans ces images, mais seulement par ricochets. Ce sont les codes de représentation que se donne une société à une époque qui m’intéressent, et, bien qu’ils évoluent, si je regarde les photos d’actualité des années 1930 à aujourd’hui, je constate que les images officielles — celles où les événements ont été préalablement mis en scène pour la photographie par le protocole politique — n’évoluent pas.
Penses-tu qu’il y a de l’ironie dans ton travail ?
Non. Mes images font souvent rire les gens, et je ne suis pas opposé à une telle réaction. Mais ce n’est pas mon intention. Il arrive par exemple qu’une personne éclate de rire face à un portrait des Homonymes, parce qu’elle pense qu’il s’agit d’un gag ou d’une imposture. Ce qui me motivait au départ, c’était au contraire l’idée qu’il était douloureux de porter le même nom qu’une personne célèbre. Je suis donc allé à la recherche de gens dont je me disais : ils souffrent de leur nom, donc de leur identité. Il y a peut-être un peu d’humour noir, mais un humour noir involontaire.
Cet humour noir serait involontaire parce que la réalité est ainsi ?
Je n’ai pas réécrit la réalité pour faire rire. J’ai plutôt été attiré par l’idée que la réalité produise de l’humour noir malgré nous, comme si un Dieu passait son temps à faire des plaisanteries. J’aime bien rire dans la vie réelle mais j’apprécie peu l’humour dans l’art. De même, je suis irrité par les comédies au cinéma. Je ne les comprend pas.
Peux-tu nous parler de ta méthode de travail ? Y a-t-il des croquis préparatoires aux photos mises en scène ?
Quand je me souviens d’un rêve qui peut être reconstitué avec les personnes et les objets réels, je rédige sa description au réveil, puis le dessine sur une feuille de papier. Cela me donne déjà l’emplacement des personnages, le rapport de ceux-ci aux objets et le cadrage.
Ce sont toujours tes rêves ou s’agit-il parfois de ceux des autres ?
Il y a en fait deux séries. Celle de mes rêves et celle des autres. Dans le premier cas, je demande aux personnes dont j’ai rêvé de jouer leur propre rôle. Dans le second cas, je demande aux personnes, un peu comme le ferait un analyste, de me raconter leur rêve et, si leur récit génère dans mon cerveau une situation, je peux la reconstituer à l’aide de la photographie. Je met alors en scène l’image mentale générée par le récit de l’autre, dont il est évidemment le héros.
Freud a écrit : « Ainsi la difficulté de raconter un rêve vient-elle en partie de ce que nous avons à traduire des images en paroles. Je pourrais vous dessiner mon rêve, dit souvent le rêveur, mais je ne saurais le raconter. » (Introduction à la psychanalyse, 1922). Cette difficulté semble se résoudre dans ta méthode…
Le rêve me plaît parce qu’il s’agit d’une langue iconique. Les images qu’il génère sont des rébus, mais dont le sens ne serait jamais trouvé. Je ne veux pas qu’on résolve l’énigme. La solution existe bien, mais elle n’est pas donnée avec certitude.
Afin de mettre en scène ces rêves, il t’arrive de fabriquer des objets de toutes pièces…
Dans mes rêves apparaissent souvent des objets générés par mon environnement ou mes obsessions. Pendant une période, j’ai été fasciné par la fourrure acrylique rose. J’en ai fait usage deux fois. J’ai d’abord fait un rêve dans lequel mes parents mangeaient des boules en fourrure acrylique rose. Par la suite, l’interviewer a rêvé qu’on lui offrait une chaussure qui était en même temps une pantoufle. Je l’ai immédiatement visualisée comme une Rangers de l’armée, coupée comme une mule et fourrée d’acrylique. J’ai donc fabriqué l’objet à partir d’une vraie chaussure, puis je l’ai proposé à l’interviewer qui a estimé qu’il pouvait en effet représenter celui de son rêve — évidemment il ne pouvait s’agir exactement de l’objet en question.
Tu demandes toujours aux personnes de valider l’objet ?
Oui. Mais parfois je propose plusieurs choses. Il y a eu un cas troublant où, une fois la personne entrée dans la pièce, voyant ce que j’avais fabriqué, m’a dit à propos des objets : « C’est exactement comme cela que je les avais visualisés ! » Il s’agissait de petites tombes d’animaux morts : des mottes de terre, avec des rubans posés dessus.
Peux-tu parler de ta rencontre avec le village d’Angoisse ?
J’étais en vacances avec une amie vidéaste, Valérie Mréjen. Avant de prendre la route du retour, elle a cherché son itinéraire dans un atlas routier et elle est tombée sur le village d’Angoisse. Cela nous a beaucoup fait rire, puis elle a refermé l’atlas. Plus tard, nous n’avons pu trouver le village parce qu’il n’était pas dans l’index. Nous nous sommes donc demandé s’il ne s’agissait pas d’une illusion. Cela m’a fait penser à un livre de Borgès qui s’intitule Le Livre de sable : lorsqu’on l’ouvre, on tombe sur une page qu’on peut lire ; si on le referme et qu’on essaie de retrouver la page, on ne peut pas ; on ne peut l’ouvrir qu’au hasard, il est impossible de le feuilleter…
J’ai donc recherché ce village, je l’ai retrouvé et j’y suis allé pour vérifier qu’il existait bien. Sur place, il m’a tellement fasciné que j’ai fait une série de photos. Il ne ressemblait à aucun village en particulier et en même temps il ressemblait à tous les villages. C’est un village moyen, qui aurait pu servir de décors pour une série télévisée française, Maigret par exemple. Peut-être la télévision m’a-t-elle à la réflexion parfois plus influencé que le cinéma, parce qu’elle produit des images-archétypes, alors que le cinéma essaye souvent de faire de l’art. C’est peut-être aussi pour cette raison que je suis attiré par les photos de presse. Je me rend compte que, à l’exception du Caravage et de La Tour, j’ai suis surtout attiré par des images « sans auteur ». J’aime beaucoup cette idée : la peinture d’histoire aujourd’hui est produite par les reporters, et tout le monde a quasiment les mêmes images dans le cerveau. Le patrimoine commun, finalement, c’est cela.
Pour revenir à Angoisse, qu’as-tu photographié là-bas ?
La mairie, l’église, le dancing… C’est vrai que c’est un village un peu surréaliste, car si l’on ajoute ce terme à chaque mot — « un grillage d’Angoisse » par exemple — tout devient intéressant. L’indice d’une énigme possible. Dans mon esprit, ce village est vide et je n’ai pas souhaité montrer les habitants, même si je les ai photographiés. En effet, lorsque j’ai montré ces portraits d’ »angoissés », car ils s’appellent comme cela, à quelques personnes, celles-ci ont éclaté de rire. Je suis assez respectueux des gens et des lieux que je photographie et je ne veux pas qu’ils deviennent des sujets de dérision. Mais plutôt de compassion.
Est-ce une vraie compassion ?
Non. En fait, il s’agit plutôt d’une compassion fantasmée car ces gens ne souffrent absolument pas d’habiter Angoisse. Il n’ont pas besoin de ma compassion, c’est moi qui le vit comme cela. C’était d’ailleurs aussi le cas des Homonymes ; ceux qui ont accepté d’être photographiés n’avaient aucun problème avec leur nom.
Je crois que tu termines actuellement la rédaction d’un livre…
Je décris dans cet ouvrage plusieurs centaines d’œuvres réalisables mais non réalisées, dont j’ai eu l’idée. J’ai rédigé leur description comme si elles existaient réellement, au présent narratif. Actuellement je réalise l’index, qui en fera quasiment un outil de travail. On pourra ainsi voir à la rubrique Jaune les œuvres où cette couleur apparaît. J’ai aussi pour projet une nouvelle série de reconstitution de photographies, cette fois pornographiques, avec des modèles habillés de vêtements les plus neutres possibles, qui rejoueront les scènes avec un visage inexpressif…