Que l’ancien musée des Arts et Civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques appelé aujourd’hui le musée du Quai Branly-Jacques Chirac, s’ouvre à la création contemporaine, que vingt-six artistes du monde entier soient ainsi invité.e.s, voilà qui est réjouissant.
Et ce sentiment-là ne fait que croître en visitant l’exposition.

Une exposition, c’est un/une commissaire. Ici, Christine Barthe, responsable de l’unité patrimoniale des collections photographiques. On sait son engagement pour la photographie, son acharnement (son combat, j’imagine) à sortir des vieilles boîtes et autres albums des chefs d’œuvres, sa volonté à confronter, sans nostalgie, ni culpabilité, ni résilience, le passé et le contemporain. Les cinq éditions de Photoquai dont elle était notamment en charge lui ont permis de montrer les travaux de deux cent quarante photographes issus de soixante-dix pays et par la suite d’enrichir les collections du musée par des acquisitions et des résidences d’artistes.

Une exposition, c’est également un titre qui va donner la clé pour mieux comprendre ce que l’on va voir et ce que l’on va regarder. L’esprit, oui, d’une exposition, son âme (oui, ayons une pensée sauvage ici), c’est un titre. Christine Barthe a choisi les mots d’August Ludwig Hülsen, écrivain, un des premiers romantiques allemands, promeneur, contemplateur, regardeur qui après une promenade en Suisse se demanda comment restituer toutes les impressions visuelles, tactiles qu’il avait ressenties et reçues.
Une phrase, le titre donc, dans la traduction en français, de Roland Recht : « À toi appartient le regard et (…) la liaison infinie entre les choses ».
Vaste programme, dira-t-on.
Il ne peut en être autrement.
Voilà pourquoi, ce titre revient dans les cinq moments qui structurent l’exposition :

- « À toi appartient le regard et (…) la liaison infinie entre les choses ».- 1 L’image est-elle un coup d’œil arrêté ?

- « À toi appartient le regard et (…) la liaison infinie entre les choses ». – 2 Se reconnaître dans une image

- « À toi appartient le regard et (…) la liaison infinie entre les choses ». – 3 Les images se pensent entre elles

- « À toi appartient le regard et (…) la liaison infinie entre les choses ». – 4 Histoires des paysages

- « À toi appartient le regard et (…) la liaison infinie entre les choses ». – 5 Passage dans le temps

Vingt-six artistes animeront chacun de ses moments, comme des « départements » en quelque sorte qu’ils investiront et performeront dans une impeccable et rigoureuse mise en scène qui s’ouvre par un ruban architectural, spirale labyrinthique où se déploient 666 tirages Polaroïd, 24 x 19 cm, des autoportraits de Samuel Fosso. Images toutes frontales de l’artiste qui nous regarde tout autant que nous le regardons. À lui, à nous appartient le regard…

Cinq territoires donc et le même fond commun, le même titre, la même phrase qui va engendrer des formes imagées différentes.
Voilà une idée très structuraliste, très lévi-straussienne. (Je n’oublie pas où nous sommes, au musée du Quai Branly. Et Claude Lévi-Strauss hante le lieu ; comment pourrait-il en être autrement ?).
Une phrase, n’importe laquelle, celle d’August Ludwig Hülsen, ici, va produire, engendrer, susciter des images (pas des photographies, précise bien Christine Barthe) qui vont de ce fait devenir autonomes, relativement autonomes et qui sont, par définition, de grandes œuvres, des énoncés actuels, des événements, montrés, décrits, photographiés selon d’autres points de vues, d’autres perspectives. Car la grande leçon de cette exposition (la grande morale aussi – et je ne crains pas le mot -) c’est de voir et de regarder le monde d’un œil autre, d’une pensée autre.

Ainsi verra-t-on une revisitation par l’artiste mexicain Yoshua Okon de la performance de Josef Beuys, I Like America and America Likes Me où le coyote, loin d’être l’animal soi-disant « sauvage » se laissant apprivoiser par Beuys, est ce qu’il est vraiment dans la culture amérindienne, c’est-à-dire un escroc, un corrupteur et un corrompu, la figure même du malhonnête.
Le dialogue beuysien entre Nature et Culture et la dimension idéaliste et mystique de l’artiste allemand sont dès lors assez malmenés par cet autre regard sur l’art. Et tout dans l’image, dans la vidéo, dans l’installation concourt à cette critique somme toute radicale et juste. Tous les signes et tous les autres symboles beuysiens sont ici modifiés, corrigés. Le bâton chamanique sera une matraque de flic, le triangle musical deviendra un clairon de bandas , les journaux financiers de vulgaires programmes de télévision. Le titre de cette installation-performance : « Coyoteria ». On pourrait écrire aussi : « Pour en finir avec Joseph Beuys ».

Une même question traverse toute l’exposition : que regardons-nous ? Comment nous regardons ? Quelles sont toutes ces images qui nous entourent, nous submergent, nous étouffent ?
Et plus encore certainement, cette autre interrogation :
et si ces images se pensaient entre elles ? C’est certes l’interrogation de la troisième section mais elle recouvre l’ensemble de l’exposition. Elle en est son fil conducteur.
Et si, comme les mythes (« les mythes se pensent entre eux », affirmait Claude Lévi-Strauss), les images n’avaient pas d’origine et qu’elles se répétaient ou pas, se prolongeaient, se modifiaient au gré de leurs rencontres, de leurs voyages, de leurs apparitions, ici ou là, dans le monde (Asie, Afrique, Proche ou Moyen Orient, continent sud-américain) ? D’où la place faite aux récits, aux enchaînements, au montage, aux rencontres, aux associations, aux conversations, aux attractions et aux confrontations.

Chacun des vingt six artistes à leurs manières pensent en image.
Oui, mais encore faut-il ajouter que ces vingt six artistes pensent en image dans un temps qui n’est pas celui de l’instant, mais qui englobe un espace. Un temps qui est civilisationnel, un espace autre.
Voilà des œuvres qui mélangent « les durées de l’histoire » (Daniel Arasse), des œuvres qui se pensent à la fois comme nouveauté et comme appel vers une interminable œuvre à venir à travers des genres propres à la photographie (paysage, portraits, faits historiques, documents, fictions collectives ou bien individuelles. souvenirs, etc.), mais sans cesse revisités, corrigés aussi. Ainsi en est-il de cette ligne d’horizon en néons colorés qui partage le mur sur lequel Brook Andrew projette de veilles archives cinématographiques australiennes. Il notera : « Dans la tradition de la peinture de paysage, il y avait toujours cette ligne d’horizon, celle avec le coucher du soleil, les vaches et la plaine. À travers le monde, y compris dans les nations colonisées comme l’Australie, les premiers artistes anglais ont peint des paysages australiens censément authentiques, chaque fois dépourvus d’indigènes ». Ici, par delà le néon, derrière donc l’horizon, des scènes de vieux courts métrages aborigènes australiens, des visages et des cartes mais aussi des films de propagande ou des scènes pornographiques, des moments de vie malgré tout, pour le meilleur et pour le pire.

Ce sentiment de vie émane de chacune des pièces exposées. Cela est bien et tellement rare. Aucune noirceur, aucun ressentiment, aucune complaisance non plus, aucune grandiloquence, aucun effet facile. Bien au contraire. Voilà des œuvres subtiles, émouvantes et partagées.

Au début est l’image, alors c’est à toi de la regarder !
Regarde la gigantesque et monumentale installation de Dinh Q. Lê, titrée « Crossing the Farther Shore » !
Voilà un gigantesque album de famille, une pièce au sens propre du terme, une chambre, quatre murs faits d’images, un appartement, un tissage de portraits, de vues panoramiques, de photographies, de vacances ou d’anniversaires, de mots écrits au dos des images pour ne pas oublier ce que l’on voit, ce que l’on a vu, ce que l’on aurait dû voir.
Voilà un monument mémoriel, et la mémoire, quelle que soient les latitudes, les pays, les cultures, est toujours une question d’architecture et de labyrinthe. Il faut des murs troués, comme la muraille de Kafka qui est fissurée et laisse entrer des sauvages, des barbares, de faibles gens et de merveilleuses personnes.

On s’y perd et on aime se perdre parmi ces « moments heureux » alors que tout a été anéanti par la guerre, par les guerres. « Nous avions tout perdu, déclare Dinh Q. Lê dans un entretien. Donc les souvenirs du Vietnam étaient les seules choses auxquelles nous pouvions nous raccrocher. Chaque soir, avant de dormir, allongés sous les moustiquaires en tâchant de comprendre où l’on en était, on finissait par se rappeler les bons souvenirs des endroits qu’on avait laissés. C’était tout ce que l’on avait à ce moment-là (…) des moments heureux, des gens qui sourient, des gens qui se marient, des gens qui font la fête ».
La vie encore et toujours, et c’est bien « d’être loin des images de guerres, des photographies de mort, de destruction et d’horreur » conclura-t-il.

Ce lien vivant entre les choses, si infime soit-il, si fragile que l’on se doit de regarder, c’est ce que recherche une jeune artiste congolaise, Gosette Lubondo, en reconstituant la mémoire d’un lieu, une ancienne école du village de Gombe Matadi, dans la région du Congo Central, située au sud-ouest de la République Démocratique du Congo et tombée en désuétude suite à la « zaïrianisation » provoquée par Joseph-Désiré Mobutu. Jouant elle-même un rôle d’écolière aux côtés d’autres figurants et à travers de rigoureuses mises en scène, Gosette Lubondo fait revivre la mémoire du lieu, son histoire joyeuse, malheureuse, ludique, irréelle, imaginaire, fantomatique. À travers quelques récits fictifs, elle renoue avec la part documentaire en redonnant corps à une histoire plus vaste, celle de son pays, celle qu’elle ne connaissait pas, qu’on lui avait caché et dont elle ignorait presque tout.
Voilà des images tableaux, des reconstitutions.
Voilà de sublimes images d’histoire.
Voilà une fresque qui n’est pas prête d’être terminée.
Vois-là le travail de GL.
« J’ai lu, dit Gosette Lubondo, quelque part que les meilleurs voyages sont ceux qui ne finissent pas. On sait parfois où ça commence, mais on ne sait pas où ça finit ».
Une manière de dire autrement le titre de l’exposition en quelque sorte : « la liaison infinie entre les choses ».