Publié aux éditions Loco, LE MONDE À PLAT dresse un panorama des œuvres photographiques, dessinées et plastiques de Paul Pouvreau.Cet ouvrage se déroule méthodiquement sur plus de deux cents pages mues par une mécanique des formes immensément efficace. En voici quelques moments.
1- On dit que le vent soufflant sur la surface des mers crée une agitation erratique : c’est la mer du vent.
Comme une vague de sacs plastique qui se déploie, s’enroule, se casse, se divise en deux par l’effet de la double page, se reforme et s’interrompt contrariée par le souffle et le mouvement de la même page que l’on tourne, l’ancienne vague verte cou coupée qui se renforce maintenant, se cambre, déferle, ondule pour s’échouer ou mieux pour se figer contre une barrière de frêles herbes qui s’élèvent devant une plage en papier, couleur sable : Arrêt sur image pour que cesse son agitation. Plus tard, plus loin, dans le cours du livre, elle ressurgira sous d’autres couleurs en créant d’autres turbulences.
2- Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux… (Apollinaire).
Et voici les journaux du soir, sombres, noirs dorés, biffés, raturés mais toujours revisités.
Il y a les imprimés et des macules rehaussées à la mine de plomb pleines d’aventures policières.
Voici les prospectus passés au stylo bleu aux milles titres divers.
Et voici Le Monde repassé au stylo bille quatre couleurs à même la surface du papier et sans relief notable pour que, malgré tout, l’on entrevoie les accidents, la guerre, des tremblements de terre, des naufrages et bien d’autres catastrophes.
Voici les journaux dépliés, découpés, hachurés où les récits sont effacés et il ne reste que des bouts de mots, quelques phrases qui deviennent sous les griffures du stylo des énigmes à découvrir :
celle d’un géant américain,
des aventures à vivre dans le Sud de l’Inde,
ou bien encore des titres de romans policiers seulement illustrés : la périlleuse offensive dans l’industrie automobile où l’on ne verra que les images brouillées et dont on ne saura rien de l’intrigue.
Voici encore des vues banales qui, par leurs légers tremblements, deviennent singulières comme si les traits du crayon renforçaient ces représentations et restituaient à ces figures devenues héroïques leurs propres aventures et angoisses (celles des boulistes au moment de pointer ou celles des boxeurs après un knockout).
3- La table mise.
Sur fond gris pâle, une table elle toute aussi grise et un bouquet de fleurs, des tulipes jaunes à peine écloses et pourtant déjà fanées au vu des feuilles avachies dans un vase en verre transparent style RCR Crystal Laurus ou Orchidea.
C’est le portrait floral et funéraire dans la très grande tradition de la photographie puisqu’elle fige ce moment de basculement dans un futur antérieur. Les fleurs sont belles, elles vont mourir.
Las ! voyez comme en peu d’espace, Mignonne, elle a dessus la place. Las ! las ses beautez laissé cheoir ! Ô vrayment marastre Nature…
C’est le portrait floral et funéraire dans la grande tradition picturale de la nature morte, mais ici plus de symbolisme : ce vase de fleurs n’est qu’un simple objet de délectation.
L’image se présente ainsi, frontalement dans un excès de netteté qui nous oblige à la détailler. Son format même, réduit à 32cm par 35,5 cm participe de cette description obligée : fond, vase, fleurs, feuilles, table, rebord de table, comme le détail d’un tableau de Mondrian, cerne noir, rouge, jaune, parfaite rigueur de la composition.
La table est servie. La photographie nous l’enseigne.
4- Comme des variations saisonnières (une vague encore).
Comme un rideau froissé, ridé, composé de gigantesques sacs plastique, comme une muraille sans aucune aspérité, plane et recouvrant une cimaise, celle de la galerie Jean Collet à Vitry en 2017, ce papier peint donc, gris et pâle, fragile, léger, aérien, comme une écriture en zigzags, supporte trois images, des arbres, des arbustes, sculptures végétales taillées au cordeau ou retaillées par le photographe lui-même avec ses cadrages stricts, géométriques qui s’imposent dans une impeccable rectitude. Ces trois images sont indifférentes à ce sur quoi elles reposent, mais il suffirait d’un simple coup de vent pour abolir la quiétude qui les fige.
5- Merveilles du monde en quelques planches illustrées.
Dans les encyclopédies il y a toujours des illustrations pour découvrir le monde comme on ne l’a jamais vu.
Elles sont réunies en tableau et s’organisent ainsi en planches, toutes ordonnées par chapitre, par sujet, par thème, par motif. Les planches illustrées permettent ainsi la mise à plat de mondes divers avec un fond commun, et ici, dans le livre, il s’agit de publicités trouvées dans des journaux et qui s’affichent, en mêlant dépendance et chaos dans un concert joyeux.
Et ce sont les nombreux coups de crayons (à nouveau les stylos bille quatre couleurs) qui unifient l’ensemble en formant un tapis végétal sombre où le vert se mêle au rouge, au bleu, au noir. À travers leurs pulsations saccadées, ils dessinent également des chemins pour que l’on ne s’y perde point lorsqu’on les parcourt.
Un monde donc se présente à nous comme une carte, un atlas que l’artiste déplie pour que nous le consultions. Et voici des pays remplis ici de réclames connues, pour que nous redécouvrions des contrées anciennes et voilà des régions peuplées d’images publicitaires que nous avons oubliées et qui ressurgissent comme le palimpseste laisse entrevoir les ruines de notre mémoire. Puis nous les délaissons, ingrats peut-être que nous sommes, pour voir d’autres géographies qui aiguisent notre regard et nous émerveillent tout autant.
6- Deux ou trois dimensions que nous savons…
Zoom arrière découvrant un ensemble de produits de consommation agencé de manière à rappeler une cité moderne. Au milieu, le couple béat de la photographie entouré de boîtes de : Lava, Omo, Dash, Ajax, lames Schick, pâtes Lustucru, diverses marques de cigarettes. Le zoom continue, puis fondu au noir, deux accords de musique et le mot FIN, aux lettres bleu, blanc, rouge.
On aura reconnu le découpage qui clôt le film de Godard, 2 ou 3 choses que je sais d’elle.
En ouverture du livre de Paul Pouvreau, en couverture même, en bleu, blanc, rouge, trois sacs plastique légers, flottant sur fond de ciel immaculé, simple « fait divers », image que l’on retrouvera nommée différemment en cours de livre (« archi comble ») puisqu’elle aura pris la forme publique d’un affichage rectangulaire, dans des villes.
Une image à deux dimensions insérée dans un panneau publicitaire sur un trottoir à Vitré.
Plus loin, dans une galerie, d’autres images mais cette fois-ci à trois dimensions, mais toujours la même thématique sous-jacente, celle de la consommation. Non plus des sacs plastique virevoltant sous le vent mais d’autres emballages stables : des boites de conserves, de biscuits, des packs de lait, de lessive, etc, des produits qui, rassemblés, évoquent, comme dans le film de Jean-Luc Godard, une architecture urbaine, un quartier de cité ou bien un immeuble, un gratte-ciel, toute une ville au-dessus d’un empilement de palettes de chantier. Trois dimensions, c’est une sculpture donc.
Retour à la deuxième dimension : une lumière projette sur un mur l’ombre de la ville qui se dessine alors en
perspective cavalière.
Retour à la deuxième dimension (suite) : sur un panneau 4 par 3, planté sur une pelouse à Vitré ou dans une zone commerçante ou industrielle à Arles, la photographie de cette ville s’exhibe sobrement en noir et blanc. À Sète, l’affiche est placardée contre une palissade comme un rideau ou un fond d’un théâtre urbain. Et devant ces immeubles faits de boites de lait et de jus de fruits pour petits déjeuners, d’autres éléments de décor animent la scène : deux poubelles. Sur le sol, des papiers déchirés. On se dit alors que dans ce « théâtre du crime » il a dû se passer un événement qui nous a échappé.
7- L’ordre des choses.
Le monde à plat, c’est le monde qui s’expose en détail, méthodiquement car c’est aussi un monde où les choses qui le peuplent sont toutes mises ou remises en ordre dans des « rangements astucieux », pourra-t-on lire dans une vue où s’alignent de manière impeccable des grilles de portail, des cheminées, des niches, des box et des cabanons.
Le livre, peut-être, n’est que cela, un inventaire de petits riens que la photographie ordonne, et l’on sait que l’étymologie de rien, c’est la chose, et ce n’est pas rien.
Il faut savoir ici que Paul Pouvreau aime depuis assez longtemps les plaques de carton rigide, compact, ondulé. Mais il ne s’en tient pas à cet art de la collection que l’on appelle chartalophilie. Il faut que les pièces qu’il stocke dans son atelier soient transformées, soit qu’elles deviennent des supports pour imprimer des images, soit qu’elles deviennent des sculptures qui pourront être des monuments, des maisons, des quartiers d’habitations. Parfois même il lui arrive, en associant alors les deux factures, d’inventer des villes qu’il nommera alors « fictions », prêtes à être photographiées dans son atelier et imprimées sur carton, car tout cela, pour lui, est dans l’ordre des choses, forcément.
8- Le romantisme noir.
Il existe un tableau de Caspar David Friedrich au titre évocateur : « La mer de glace ». Il représente une mer gelée, claire, blanche dans laquelle un bateau s’est fracassé contre des blocs de glaces saillants et tranchants dont on ne voit que quelques débris car ce qui est bien présent est un paysage tragique.
Il existe dans le livre de Paul Pouvreau, sous la forme d’une reproduction, un de ses tableaux-journal qu’il a titré : « Land Box ». Il est d’une effroyable beauté. C’est la mer de glace de Friedrich mais assombrie, ténébreuse, en négatif. Sur fond d’un journal jauni dont on ne peut lire dans les marges que des pans d’informations, le dessin très sombre d’un paysage de montagnes apparaît en transparence. On y reconnaît des crêtes enchevêtrées et des reliefs aigus, de profondes crevasses froissées par les plis de l’impression comme si l’encre noire avait précipité la catastrophe pour ne garder seulement que la dramatisation de la nature. « Land Box » est un naufrage, celui du monde devenu chaotique et inhabitable, par son effondrement allant jusqu’à recouvrir presque toute l’actualité journalistique en ne lui laissant que les marges du tableau où l’on pourra lire : région, faits divers, trois frontières, ou encore pour mieux comprendre.
Épilogue : Le premier titre du tableau de Caspar David Friedrich était « Le naufrage ».
9- L’unique disparition.
Les professionnels de la prestation publicitaire nous affirment que « les cibles les plus stratégiques de la publicité sont les individus les plus mobiles », c’est-à-dire
ceux qui « utilisent les transports en commun », ajoutent-ils, d’où la présence d’affiches qui longent les couloirs du métro et des gares. Ces espaces dans la ville sont même sanctuarisés au point que ces techniciens de la réclame présentent leurs œuvres dans des cadres aux moulures dorées comme des tableaux donc, comme dans les musées. Paul Pouvreau conservera, pour coller des affiches, ces supports tels quels, sans modifier le format de présentation ni toucher le cadre lui-même à ceci près que dans ces souterrains ses images sont inhabituelles pour de tels lieux. D’abord elles sont en noir et blanc ou plutôt le noir est un fond devant lequel des constructions blanches et grises s’exposent. Natures mortes, buildings, villes, à nouveau la même fiction chère à l’artiste. Ensuite aucun mot, aucun slogan qui d’ordinaire fait mouche pour les passants. Rien pour faire attirer leur attention même fugace, aucune accroche, seulement l’image. L’image, et des formes qui surgissent du noir, apparition d’un lointain, des formes habituelles et connues de tout le monde. Voilà « l’unique apparition d’un lointain, aussi proche soit-il ». Hommage en quelque sorte à Walter Benjamin, pour cela, mais plus encore, car cette image est montrée dans le passage souterrain de la gare de Cerbère-Portbou où le philosophe écrivit sa dernière lettre, le 25 septembre 1940, juste avant de suicider le lendemain. Et au regard de cet événement, face à cette affiche sombre, voilà aussi l’unique disparition du proche dans le noir le plus profond de l’image. « L’art à l’ère de sa fin » était le titre de l’exposition.
10- La Fable
On raconte que Zeuxis avait peint au cinquième siècle avant J.C. une grappe de raisin de façon tellement réaliste que des oiseaux venaient la picorer.
On constate via Paul Pouvreau que l’affiche d’un cheval en train de galoper est tellement véridique qu’en 2008 qu’un graffeur en mal de publicité a écrit sur le flanc de la bête une inscription somme toute triviale : À vendre. Ainsi, pensait-il, l’animal pourra colporter l’annonce au gré de sa course.
Mais la fable ne s’arrête pas là, pour que la morale puisse exister, car pour masquer cette écriture infâme, une bande rectangulaire de papier vert est venue la cacher. Hélas le vent fripon l’ayant partiellement décollée, il appert désormais que l’on peut deviner l’inscription que cette fichue bande devait recouvrir.
Bien mal collée qui sait attendre, pensa Pouvreau.
11- Variations locales.
Les dictionnaires nous apprennent que ce qui peut varier en fonction des circonstances a pour nom : Géométrie variable.
Qu’est-ce qui peut varier en fonction des circonstances en 2014 dans une image de Pouvreau ?
Une sinusoïde terreuse ?
La surface triangulaire délimitée par trois piquets en fer ?
Le périmètre lui aussi triangulaire marqué par trois bandes de balisage rouges et blanches ?
L’étendue herbeuse enserrant la sinusoïde terreuse ?
Les dimensions de la palette en bois ?
La taille du parpaing plein en équilibre sur cette palette ?
Seule l’image ne bougera pas : 50 x 70 cm
12- Jeu surréaliste des questions-réponses.
Qu’est-ce qu’un regard sans visage ? Une affiche électorale lacérée.
Qu’est-ce que l’absence ? Un panneau publicitaire en manque d’images.
Qu’est-ce qu’une famille décomposée ? Quatre sacs poubelle en polyéthylène moyenne densité, noirs, fermés, contenance diverse.
Qu’est-ce que la misère ? Un numéro de téléphone sous une affiche coquine en bordure d’un champ dévasté.
Qu’est-ce que la beauté ? Un arbre botté au pied levé.
Qu’est-ce que l’incidence ? Un accident.
Qu’est-ce qu’un mirage ? Ce qui est mieux qu’ici.
Et des points de suspension ? Un monologue qui suit.
Qu’est-ce qu’un colophon ? La touche finale du monde mis à plat.