Quand la trame du film ou de la gravure
révèle le caractère « écran » de l’image,
celle-ci montre autant qu’elle révèle…
Yannick Vigouroux : J’ai souhaité, pour cet entretien, commencer par la fin : j’ai visionné l’autre jour les films super-8 (série « Routine ») dont tu ne montres que les dernières images… J’ai trouvé cela fascinant et déconcertant à la fois ! J’étais en quelque sorte fasciné et frustré par la brièveté de ces films, leur banalité aussi. J’aime aussi beaucoup l’idée que figurent invariablement sur celles-ci, la mention « fin », déclinée dans différentes langues, alors que tous les films ont été tournés aux Etats-Unis. Quelle est l’origine et la motivation de ce projet ?…
En fait, j’ai fait des cuts dans ces Super-8, et ce ne sont pas obligatoirement les images originales des fins de pellicules. Mais ceci reste un détail, l’impression de fin prime.
Benoît Géhanne : Ces films m’ont été donnés par une amie américaine. Son père les a réalisés alors qu’elle était enfant… Ajouter le mot « fin » permet un déplacement : le signe typographique superposé fait glisser le Super-8 familial, les images intimes vers l’industrie du cinéma, l’univers de la production et de la postproduction.
YV : C’est donc vous qui avez ajouté ce mot ?…
BG : Oui, moi et Marion Delage de Luget l’avons ajouté dans les différentes séquences sélectionnées.
YV : Pourquoi faire apparaître cet idiome dans plusieurs langues ?
BG : Nous voulions à la fois montrer le caractère international du cinéma, que l’on a souvent tendance à qualifier de « langage visuel universel ». Et, en même temps, faire référence à des avant-gardes clairement identifiées comme des pratiques locales, spécifiques à une nation : le cinéma « américain », « soviétique », « italien » par ex. Une communauté donnée va se retrouver dans son cinéma. Il y a toujours un enjeu de représentation, d’identification d’un groupe, même dans la science-fiction la plus fantaisiste !…
Dans la série « Routine », nous avons voulu provoquer un frottement entre le vécu très contextualisé d’une famille américaine et ce mot « fin » qui, transcrit en russe, renvoie plutôt à la guerre froide, au cinéma soviétique …
On assiste dans ces images à des évènements très ordinaires mais en même rituels, qui soudent la communauté, tels que la parade de la ville : dans une petite rue de San Diego, défilent les membres d’un club de foot, des majorettes, des pompiers, des policiers etc. Au départ, il y a surtout l’idée de s’amuser avec une narration minimale qui dit ironiquement, dès le départ, que « c’est fini », on a raté l’essentiel…
YV : Ce mot « fin », on y a de moins en moins recourt d’ailleurs dans les films…
BG : Oui, parce qu’il y a un côté redondant, presque pléonastique, qui m’intéresse justement : c’est un battement, un écho, un hoquet…
YV : La musique va crescendo dans le côté dramatique…
BG : Au départ j’avais réalisé des photogrammes avec le mot « fin » superposé. Puis j’ai eu envie de mettre en scène un moment d’émotion qui était absent des images fixes. En ajoutant de la musique à ces films muets, je voulais toucher l’affect, susciter une empathie. Retrouver l’idée de la salle obscure, d’un environnement cinématographique total et paroxystique. Une façon de surjouer aussi. Le code typographique, le format, la musique sont trois caractéristiques majeures qui permettent d’identifier un genre.
YV : Le pare-brise d’un autocar, dans l’une de ces séquences, me fait penser à ces panoramiques en Technicolor qui exaltent les grands espaces américains : tournées lors d’un banal voyage familial, les images semblent soudain avoir des velléités de superproductions…
BG : Une autre intervention que nous avons faite sur le film super-8 est le changement de format. Alors que le film est tournée en 4/3, nous l’avons redimensionné en 2 /25, ce qui correspond au format du cinémascope… Il est, en effet, utilisé pour exalter le paysage. Ce n’est pas anodin que ce soit le format privilégié des westerns américains… J’ai toujours été intrigué par le fait que les fenêtres dans les cars ou les voitures sont un format proche de celui du cinémascope…
YV : Des moyens de locomotion tels que la voiture ou le bus ne sont-ils pas aussi des appareils de vision, qui, dès l’enfance, influencent notre manière de percevoir le paysage ?
BG : Oui, tu as raison, ce sont des appareils de vision, mais aussi d’appropriation, dans la durée du territoire – comme les images d’un film. Quand on est enfant, on regarde surtout le ciel, les nuages, les fils électriques. Adulte, on a une vision plus frontale, on est sur l’axe de la route puisque l’on conduit, face au point de fuite…
YV : Ces films amateur Super-8 réinterprétés, redimensionnés, seraient donc en quelque sorte des road-movies enfantins ?
BG : L’enfance me renvoie à l’idée que ce sont des petits moments lyriques qui procurent le même plaisir que des bonbons : c’est bon, c’est sucré, mais c’est trop court, vite fini. Cela ne dure pas, et ce n’est pas du cinéma finalement…
YV : D’ailleurs, on a envie, spectateur insatiable, d’en voir beaucoup d’autres… Dans tes photos et tes gravures, tu entretiens un rapport très particulier avec l’espace de la représentation… Notamment, tu aimes exposer tes gravures dans des angles, où elles sont « brisées » en deux.
BG : L’image est alors pensée dans son rapport à l’espace spécifique de l’exposition : on doit prendre en compte la question du format de l’image, celle de l’orientation verticale ou horizontale de celle-ci. Ce sont des préoccupations avant tout plastiques, comme celles d’un peintre qui penserait à la perspective de son tableau rendu publique… Ce jeu d’angle est aussi une façon d’intégrer et de suggérer le déplacement du spectateur : il s’agit de briser la continuité de la série, et de dire que le récepteur participe, lui-aussi, de l’œuvre…
YV : Tu souhaitais donc obtenir un parcours visuel moins linéaire qu’il ne l’est souvent ?
BG : Oui.
YV : Ces gravures exposées de cette façon si inhabituelle, c’est aussi comme une image qui, plate, en 2 D, tendrait vers la 3D, mais une 3D brisée, en creux ?…
BG : Il y deux volumes qui sont à considérer : d’abord, dans l’image, ce qui est littéralement représenté. Ensuite, le volume de l’objet-gravure, ou objet photographique, avec le cadre etc.… Un volume « en creux » qui serait un volume implicite…
YV : Une autre forme donc de battement, de pulsation ?…
BG : En effet. Le rythme du placement apparemment non-cohérent mais tout à fait préconçu, pensé, de l’image dans l’exposition, joue un rôle fondamental dans mon travail : ce sont souvent des images tronquées, pas toujours centrées dans le cadre… J’aime créer des arythmies, des ruptures.
YV : J’aimerais aborder à présent la question de la trame… Dans tes gravures – et cela rappelle le grain prononcé du Super-8 – tu mets volontairement en évidence celle-ci. Pourquoi ?
BG : Rendre visible la trame, c’est rendre visible la plasticité de l’objet-image…
YV : Cette trame me semble être, dans les films, comme dans tes images fixes, celle d’un « drame », d’un micro-drame de la représentation, ou d’une fiction intime…
BG : J’avais justement intitulé une série de gravure « Trame-drame »… Le drame, c’est celui de l’accident dans la matérialité de l’image. L’appareil n’était pas bien réglé ; la pellicule Super-8, de petit format donc, entraine une image exagérément grossie…
Pour citer une rubrique que j’ai lue dans www.lacritique.org, c’est l’idée de « précipité ». La trame révèle le caractère « écran » de l’image : elle montre et révèle en même temps. Superposer un mot sur une image, c’est une autre façon de jouer avec l’idée de l’écran.
YV : C’est une image-palimpseste ?…
BG : Oui, mes recherches relèvent de cette logique là aussi. Plus exactement, j’étais dans l’idée de gommage, de la correction, de ce que l’on nomme un « dessin-repentir » (ND de l’Interviewer : quand on laisse à la fois le premier trait approximatif et sa correction visibles dans un dessin).
YV : Et les notions de caviardage et de censure, on-t-elles à voir avec à ton travail ?
BG : Et bien, justement, oui. J’ai réalisé une série de peintures-photo montrant des corrections sur des touches de machine à écrire, intitulée « Ersatz-Eraser-Errata » qui évoquent ces questions… Les touches de la machine sont des points qui évoquent à la fois la validation et l’invalidation. C’est une partition aussi harmonieuse que cacophonique, une censure dénigrée mais acceptée. L’image est comme un mille-feuille qui accumule la mémoire, les présupposés culturels de chacun…