La morphologie du pas-soi de son autre.

La Fondation Jean Rustin vient d’ouvrir à Paris depuis le 9 janvier 2007 une galerie d’exposition consacrée à ce peintre. On a certainement déjà beaucoup écrit sur la peinture de Jean Rustin, pour en dire à la fois le pire et le meilleur. Il est quelqu’un qui suscite dans le public à la fois admiration et dégoût. On l’a tancé d’obscénité, de pornographie, de répétition, donc d’être abusif. Ainsi voilà un artiste potentiellement scandaleux, souvent méprisé, qui peut susciter le rejet y compris dans les milieux de l’art contemporain. Une telle situation est inhabituelle, car on pourrait croire l’art d’aujourd’hui indifférent à l’outrance, au dégoût et capable de toutes les transgressions.

Authentiquement peintre
Pour ma part, je dirai qu’au-delà du rejet ou du culte qu’on lui voue et avant même de juger de la valeur de son œuvre, force est de constater qu’il est peintre, authentiquement peintre. En un certain sens, il est même un peintre d’autrefois. Un peintre qui s’obstine à la peinture, sans chercher à l’utiliser pour lui faire incarner autre chose que l’acte pictural. Il se livre à la peinture, totalement, il se livre au non-savoir du peintre et le revendique. Il ne prétend jamais au discours pour donner des raisons à son inspiration. Je ne crois pas qu’il ait jamais eu d’autre cause que la peinture et n’a probablement jamais douté d’elle, ni de sa possibilité, ni de sa nécessité. Par ailleurs, s’il est vrai que la peinture peut servir sans le savoir des causes outrancières, il faut qu’elle soit tout de même encore de la peinture pour que cela puisse faire un petit peu scandale. Un double scandale se présente à travers celle-ci : d’être de la peinture et de peindre quelque chose d’innommable, de contraire au discours et à ses facilités et de provoquer le dégoût. Ce serait là un point de réel pour cette peinture en son rejet, qu’elle puisse faire scandale, parce qu’elle serait tout de même de la peinture. En ce sens, il n’y aurait que la peinture qui puisse faire scandale, non seulement d’avoir osé peindre ce qu’elle peint, mais aussi parce qu’elle le peint en lui donnant l’aspect d’un réel visible.

Un peintre d’autrefois
Dire qu’il est un peintre d’autrefois, n’a rien à voir avec son âge. Jean Rustin, né en 1928, est certes un homme âgé, mais il appartient à l’art du vingtième siècle et est le contemporain des avant-gardes, de Kandinsky et du groupe Cobra, de Francis Bacon aussi. Son évolution, un passage de l’abstraction à la figuration, qu’il a choisi entre 1968 et 1971, n’en fait nullement un artiste du passé. C’est plutôt son extraordinaire passion pour la peinture qui fait qu’on peut le caractériser comme peintre d’autrefois. Car, chez lui, la peinture n’est pas un prétexte, elle est l’objet même de son travail indépendamment des figures, des images qu’il réalise. Il le dit fort bien lui-même quand il affirme que la peinture n’est pas faite d’images mais relève d’un acte pictural qui ne vient pas pour illustrer quelque chose. Quant au sens de ses tableaux, il ne prétend pas en avoir connaissance. Ce qu’il peint, il le peint parce que ça lui vient. Qu’il y ait quelque outrance dans ce qui lui vient et dans la façon qu’il a de le peindre, c’est possible, mais cela ne peut supprimer qu’il le peint et qu’il le peint plutôt bien. Cette fidélité conservée à la peinture et à son pouvoir de figuration fait de lui un peintre d’autrefois. C’est comme s’il peignait ce que la peinture d’autrefois peut encore peindre, quand elle le peint aujourd’hui avec ses moyens propres, à l’encontre du goût, à l’encontre aussi de ce rejet de la peinture et de toute figuration qui a pu prédominer pendant une trentaine d’années en France et ailleurs. Rustin ferait scandale de peindre de façon figurative et formellement aboutie, presque néo-classique, ce que l’art contemporain n’accepte d’atteindre que sur le mode de la défiguration et de la dégradation formelle et matérielle du représenté, par des gestes de morcellement, de mutilation, de simplification, de malfaçon, de pollution, de destruction des matériaux picturaux ou d’exhibition sale au sein des tableaux de fragments matériels de la réalité. Il y aurait donc chez lui un soupçon de complaisance avec l’imagerie, qu’on ne trouverait pas chez des artistes comme Rebeyrole, Basquiat, Baselitz, Combas, Blais.

La nuit du regard
Quand on voit les peintures de Rustin, par exemple ces visages étranges qui nous fixent depuis la nuit du regard, on ne peut pas ne pas penser aux effrois d’un Goya. Dans le traitement qu’il donne de la chair et des corps, on pense à un Pierre Bonnard devenu morbide et que n’enchanterait plus le désir. La véracité et la crudité de la chair sexuée et dénudée, il la partage avec Egon Schiele, mais cette fois sur les marges de l’éros, car chez lui elle est devenue éminemment emprunte de veulerie et d’une sorte d’atrocité. Quant aux thèmes figuratifs adoptés, ils évoquent inévitablement les images de l’univers concentrationnaire, celui où le corps vivant des personnes se voit livré à l’abjection et à la destruction, à la dé-corporation. On songe alors aux détenus morts des camps, peints par Zoran Music, bien que, chez Rustin, ce ne soit pas du tout le sujet direct des scènes représentées. Devant de tels tableaux, il est par ailleurs impossible de ne pas voir évoqué le monde affligeant des infirmes et des malades mentaux, des vieillards indignes marqués par la décrépitude. On pense à la déchéance du corps prostré, dont seul l’écrivain Samuel Beckett a su, dans ses récits, évoquer l’insanité, la monstruosité sale. Beckett et Rustin ont en commun d’avoir connu des institutions asilaires, comme infirmier pour l’un, comme peintre-visiteur assidu pour l’autre, d’y avoir travaillé. La fixité sobre des figures, en leur claustration posée dans la simplicité d’un cadre, évoque un Francis Bacon, mais ici dépourvu du jeu plastique de l’abstraction et des flux dynamiques d’intensité. Sur un autre versant de la culture, on pensera aussi à ces êtres humains hybrides, parfois monstres, parfois enfants, qui peuplaient autrefois symboliquement, au bord du mythe et des images, les régions reculées de la terre, loin de la civilisation. Ils ont pu resurgir au cœur des villes modernes et de leurs images, comme créatures fantomatiques et crépusculaires chez Odilon Redon, à la manière de masques et de figures caricaturales chez James Ensor et Edvard Munch. De telles associations, si elles sont possibles, ne sont bien évidemment pas obligatoires. Elles sont simplement, dans le cas de Rustin, à peu près inévitables.

La beauté de la laideur
La peinture de Rustin semble un mélange d’atrocité, d’obscénité et de quelque chose qui a à voir avec la beauté picturale pure. La luminosité qu’il capte dans sa peinture par un jeu de couleurs pauvres est aussi sidérante que celle d’un Cézanne qui serait passé du côté de la représentation de l’ombre brute, blafarde, désolée de la chair et des organes génitaux. Ainsi, de ces peintures, on ne pourra pas dire qu’elles ne sont pas belles, elles le sont étrangement. On ne pourra pas dire non plus qu’elles sont belles, car peut-être qu’elles ne le sont pas, du fait de leur valeur par trop répulsive. Plus simplement, elles sont posées pour le regard, insistantes d’être telles qu’elles sont. De ces peintures, je dirai qu’elles se situent dans cet intervalle qui sépare la beauté du beau et qui n’est peut-être pas sans beauté. Il n’est pas le contraire de la beauté non plus, assurément. Peut-être est-ce de la beauté de la laideur qu’il s’agit, comme se risque à le dire Rustin lui-même dans un film entretien avec Elisabeth Azoulay. En cela, il s’agirait chez lui d’une peinture de l’en-deça du regard, de l’irruption de la chose-corps, indécente quant elle se donne à voir sans retrait dans sa laideur, répugnante. « Tout ce qui, de près ou de loin, rappelle la dégénérescence, appelle en nous le prédicat laid » écrivait fort justement Nietzsche. Chair humaine offerte, ouverte, flétrie, marquée par la corruption, la prostration, la défiguration, la claustration, le vieillissement, la bêtise, la masturbation, la torture, l’exhibition, la pénétration, la misère, chair abjecte encore, insane, odieuse, inouïe. Chair plissée, flétrie, dépliée et grotesque, qui jouit et qui meurt, piteuse, détachée de la morale et du monde. En ce sens, il serait un peintre de l’archaïque vécu esthétiquement après-coup, à rebours de la conscience picturale parce qu’intempestif. Il serait l’auteur d’une peinture, presque infernale, du corps-chose déjà toujours mort et du corps-chair à peine encore vivant, à l’âge paradoxal et vide de la post-abstraction, de la post-modernité, de la post-histoire. Quant à la représentation qu’il nous donne de la sexualité, elle serait bien plus contemporaine d’un écrivain comme L-F.Céline que de l’actuel Michel Houellebecq. Rustin serait donc, non point un peintre de l’insipide dégoût du petit-bourgeois désillusionné devant la vie amoureuse, mais le peintre d’une étrangeté flagrante, odieuse et grotesque, d’un ce qui tient à la chair et à l’humanité qui serait immonde et tragique, néfaste et magnifique, horrible et malsain. Proche du cinéaste Bruno Dumont qui mêle réalisme et allégorie. Il serait également un héritier de Georges Bataille et d’Antonin Artaud, des écrivains du réel dévoilé des corps et de la transgression subversive des mots. Un peintre scandaleux, s’il en est, d’avoir pu ne pas céder à une faconde idéologique avant-gardiste, d’avoir révélé et maintenu l’impossible effacement, si subjectif, de la transgression. Elle a lieu dès qu’on se soucie du réel extrême du corps sexué et de la puissance conservée de la peinture comme regard sur les choses. Un peintre tératologue aussi, ayant touché à l’innommable et à l’ignominie de la chose du désir humain quand elle quitte sa parure idéalisée.

Quelque limite du voir
Mais que nous donne-t-il à voir exactement dans ses peintures ? Le corps curieux et déroutant d’un enfant-vieillard insane, travaillé-ruiné par la mort imminente et la sexualité omnipotente, peut-être torturé et jouissant, maladif et prostré, assigné à son existence charnelle et à sa nudité tragique, en proie à la souffrance d’être un autre que soi, assigné et exilé en une hyper-appartenance à la claustration qu’est pour lui définitivement le monde. Ainsi, les chairs sont montrées par lui dévoilées, meurtries, intensément exhibées et trivialement impudiques. Les parties sexuelles des corps représentés prennent chez Rustin une importance extrême et on est saisi par la focalisation du regard sur les organes génitaux des personnages. Ici aucun embellissement protecteur ne vient dissimuler pour le regard la brutalité de l’exhibition exagérée des vulves et des pénis, des fesses et des seins, des affaissements, des replis et des protubérances des chairs, des ossatures apparentes et des membres grêles, de tous ces gestes sexuels, inquiétants et frustes à la fois, que semblent indiquer faire les personnages en nous regardant. Quelque limite du voir est ici en apparence abolie et ce n’est nullement celle de la pornographie d’usage qui ne scandalise apparemment désormais plus personne. Il s’agit de la scène de l’obscène que la pornographie tend à édulcorer. Tout autant, paradoxalement, la mise en scène de la profondeur du regard, bien que conservée, semble devoir être mise en échec par une perspective devenue presque plate, enclose, comme dans la peinture des expressionnistes. Une intense clarté grise, un effet blanchâtre de surexposition des corps, vient s’opposer à l’inverse à des masses sombres, englobantes et épaisses, peintes sur les fonds. Ces fonds de couleur nous apparaissent dans leur opacité, telle la substance nocturne qui formerait les ténèbres. On pense alors aux eaux noires du Styx, à des rêves obscurs, peuplés de créatures ordinaires et monstrueuses, sales et grossières, infirmes et sarcastiques, mortes et vivantes.

Une tragédie silencieuse
En cette obscurité, les étranges créatures de Rustin semblent pouvoir venir s’y reposer. Elles en sont à la fois issues et s’y tiennent tout autant parfois à l’abri. Compassion à leur encontre, timidité et tendresse du peintre devant ces créatures nocturnes ou handicapées, viennent se mêler à l’outrance et à l’obscénité des tableaux. Les personnages de Rustin semblent appartenir à l’ordre des relégués, des anormaux, des handicapés et sont souvent collusion d’enfance et de vieillesse. On les a dits sans âge et, curieusement, de visage, ils sont sexuellement indistincts. Ils exhibent des faces monstrueuses et grotesques, inachevées, réalistes tout autant que peuvent l’être des visages déformés issus de rêves douteux. Ce sont là pourtant comme les figures inhumaines de la plus extrême humanité, d’une humanité déshumanisée qui s’humaniserait en sa condition d’atrocité. C’est un défaut d’humanité qui semble devoir humaniser les créatures de ces tableaux, il faut le situer sur les limites extrêmes du figurable et au bord d’une défiguration. Tous ces personnages semblent avoir été peu ou prou surpris par le regard qui les regarde et ils regardent celui-ci, à leur tour, avec une fixité intense, lui renvoyant de façon ambiguë sa propre indécence. Ce sont aussi des regards de biais, effrayés et effrayants, surpris et attendrissants, interrogateurs, qui contiennent tous sur la pupille un point blanc. Il n’y a plus pour eux l’opposition d’un dehors et d’un dedans, mais une simple extériorité ponctuelle. C’est la loi d’une sombre et claire immanence cruelle qui dicte leur réel. Un cadre, un support, un corps, une pulsion, un geste, une ombre. La tragédie est ici pleinement objective, silencieuse, elle est sans remède, sans relève ni salut.