« Une fiction qui répond à une autre fiction ». Ainsi parle FLORE (en majuscules) de son travail présenté à Chaumont. Après son prix de l’Académie des beaux-arts, l’artiste est partie sur les traces de Marguerite Duras en Asie. Elle en parle comme « un voyage en Durasie », en des lieux qui n’existent que dans sa littérature. La famille paternelle de FLORE a vécu à Saïgon dans les mêmes années que Duras et ses photographies se présentent comme des fictions, sans localisation, en écho au mythe familial qu’elle a entendu dans son enfance. A Chaumont, ses tirages sont des paysages d’Asie, authentiquement et sans titre, et seulement en noir et blanc. Ceux-ci sont teintés au thé et cirés. FLORE attache une grande importance à cet aspect du travail photographique : elle fait tirer ses héliogravures par la spécialiste Fanny Boucher, et les encadre sans verre, pour le plus grand bonheur du regardeur. Ses œuvres pictorialistes sont non seulement non localisées mais elles sont intemporelles. Au point de pouvoir se demander à quelle histoire de la photographie elles appartiennent. Et peut-être à quel auteur.
On quitte l’Asie de l’Asinerie du Domaine de Chaumont pour les galeries de sa cour Agnès Varda : les extraordinaires visions végétales de Denis Brihat. Exacerbés par une lumière intérieure, échappée du chevalet d’un vénitien, kiwis, artichauds, tulipes et autres lichens, s’offrent à la sagacité des spectateurs avertis. Les jeux de lumière et de translucidité retrouvée libèrent la curiosité toute analytique et anatomique de celui qui s’est longtemps attaché à l’enseignement de la photographie. Né en 1928 à Paris, Brihat, encouragé par Robert Doisneau, a consacré sa vie à la photographie. « Voir le monde dans un grain de sable et le paradis dans une fleur sauvage, tenir l’infini dans le creux de la main l’éternité dans une heure », ces paroles de William Blake (1757-1827) s’appliqueraient à la démarche d’un artiste éminemment original tant par son regard que par sa rigueur. On peut parler de révélation, et d’élévation. Le pinceau et l’encre de Chine ne seraient qu’à la page suivante… Il a d’ailleurs participé au Groupe Espace avec Fernand Léger, rencontré dans le Luberon où il vit à Bonnieux depuis 1958. Ce groupe réunit artistes et architectes dans la volonté d’affirmer la grande unité artistique. Comme à la prunelle de ses yeux Denis Brihat tient à la qualité irréprochable de ses tirages : il faut s’en approcher, à l’instar d’une encre sur papier Japon, le soyeux, la douceur émergent alors de la puissance première de ces images… organes improbables et sculptures monstrueuses, cellules proliférantes et tranches délicieuses… La Tulipe, 1977 n’a-t-elle pas l’œil rayonnant de quelque poisson mystérieux des tropiques ?
Avec Eric Bourret, on marche et ça vibre. Si l’on ne sait pas que ces grands formats sont le fruit de superpositions de clichés successifs pris d’un pas énergique au cours d’expéditions épiques, on passe à côté de l’essence de son travail : elle vous échappe comme le crayon de celui qui dessine en marchant. On pourrait voir l’impression d’assemblage de calques dessinés au trait. Et l’on verrait toujours des vues d’arbres floutées, de forêts tremblantes, et qui, subrepticement et incidemment, dévoileraient quelque nuance colorée, délicatesse subtile et grâcieuse de l’artiste pour son spectateur intercepté. Car Eric Bourret intercepte, non point tant la nature que nous-mêmes ! Il nous saisit au vol, nous happe d’une rafale, inoffensive certes ! et nous interpelle : vous-là ! passez votre chemin ! car ce chemin n’est pas le vôtre ! les arbres, qui parlent entre eux, qui se parlent – on le sait maintenant ! ces arbres demandent la paix, qu’on les laisse en paix ! Signe des temps, ses titres sont étrangers, latinade étrange – si j’ose dire- ou autre, comme un geste poétique fossilisé dans une capture à demi-brut ou quasi-brutale. Car ce n’est pas au pas de charge que les forêts primaires des îles de la Macaronésie (Açores, Madère et Canaries) dévoileront leurs charmes ! Tout juste feront-elles vibrer l’auguste regardeur interloqué.
On ne présente plus Michael Kenna, photographe anglo-américain, paysagiste universel ! Il nous accueille à Chaumont :« Welcome to my family… trees ! » ses amis les arbres, qu’il nomme pour certains Grandfather Oak, saisis depuis 1973… 600 à 700 tirages réunis dans un livre bilingue co-édité par le Domaine de Chaumont-sur-Loire et les éditions Skira, parmi un corpus de 3600 photos, soit pratiquement 50 ans d’une pratique obstinée et régulière. Où l’on constate une grande constante, un travail strictement élaboré dans la tradition des films noir et blanc. Etudes, « study no. … », qui valent chefs-d’œuvre. Centrée, décentrée, la composition balance entre masses mouvantes et sacralités hiératiques. La focale est nette, la touche précise, graphique et parfois surréelle, le spectre tonal aussi large que le sujet le permet. Franches oppositions de noir et blanc pour l’élégante majesté d’un tronc dans la neige : Kussharo Lake Tree, Study 1, Hokkaido, 2002, marqueterie ciselée et charnelle dans le Stone Pine Tunnel, Pineto, Abruzzo, 2016 dont le jeu irréel intrigue et interroge. Les formats modestes de ses œuvres, ajoutent une proximité nécessaire, voire une intimité à ces natures arboricoles contemplées tant à Seattle, où il vit, qu’aux extrémités de la terre. Le bel ouvrage qui en résulte rend justice de cette série toujours en cours et qui fera à tout jamais voir les arbres autrement : dans l’œil unique et universel de Michael Kenna.
De façon subliminale, Chaumont-Photo sur Loire 2022-2023 dépasse magnifiquement le monde de la photographie : la commissaire de l’exposition, Chantal Colleu-Dumond, par son choix éclairé de ces quatre maîtres et son parti-pris du noir et blanc, met en évidence l’essence de ce qui les caractérise : l’œil d’artiste. Jamais peut-être le laboratoire du photographe n’aura été aussi proche de l’atelier du peintre. FLORE se réfère au fusain et à l’encre lithographique, Eric Bourret traite des calques et du dessin au trait, quant à Michael Kenna et Denis Brihat, ils usent de leur objectif comme de la grande école asiatique travaillant à l’encre de Chine. Et tous atteignent leurs résultats en attachant une importance déterminante au choix du papier et à l’étape du tirage. Sans évoquer les volets sélection, encadrement, accrochage et éclairage qui mettent judicieusement en valeur dans leur diversité les épreuves face au public.