La peinture quand elle est continuée.

On a bien sûr pu entendre à la fin du 20e siècle l’hypothèse d’une extinction de la peinture, d’une déclaration d’obsolescence. Pourtant, il y a toujours parmi nous des peintres qui continuent de peindre, mais tous ne continuent pas la peinture. Ils peignent, c’est une chose, or continuer la peinture en est une autre. Si Robin Goldring est peintre assurément, il fait aussi partie de ceux qui continuent la peinture.

De la peinture contemporaine, actuelle, on dira qu’elle est, la plupart du temps, prise dans l’imagerie, la répétition, la dérision ou dans la geste ironique et parodique de son interminable déconstruction, simplification, décomposition. Elle est scandaleuse, non pas par ses motifs, ses objets, tout y est quasiment possible, mais parce qu’elle se tient à distance d’elle-même par son inénarrable et complexe refus de la peinture. Pour avoir abandonné le grand idéal de la représentation et survécu à la crise de celui-ci, elle n’a pas pu, face à la montée des systèmes de reproduction et de fabrication d’images artificielles, sauvegarder ce qui faisait son originalité dans la culture qui ne tenait pas qu’à la seule représentation. Elle a perdu son humanité, parce que devenue seulement fragmentaire et fragmentée, anecdote sans épaisseur. Elle s’est mise peu à peu à ne plus concerner grand-monde, à devenir un art d’amateurs pour des enjeux mineurs. Elle est devenue la production d’une infinie faiblesse devant la vision et la perception d’un monde dispersé, qu’aucune graphie, tableau ne peut plus rassembler si ce n’est comme bribes et fractionnements.

Or dans la peinture, il ne s’agissait pas que d’images, d’illustrations par le dessin, la couleur et les matériaux, des formes et des figures du monde perçu, plus ou moins idéalisées. Il s’agissait d’une expérience concrète et visuelle à travers la matière de la peinture et le travail des formes figuratives, figurantes, de la matérialité du corps pensant et de ses perceptions. Il s’agissait à travers la peinture d’un rapport intentionnel au monde, à soi, aux choses et aux autres. Il s’agissait d’une investigation charnelle et sensible de la lumière, de la matière, des corps, des couleurs, de la trace des choses, du temps et du monde qui n’était pas psychologique, ni fasciné par le pathologique. Il s’agissait d’un monde ou la présence des dieux et des hommes peuplait les images. Puis la logique des formes et des concepts visuels est venue la reprendre, avant qu’elle n’atteigne à sa suspension, en une finale apothéose durant la séquence temporelle qui se déploie de N. de Stael à Rothko. La peinture n’était donc pas un exercice de peinture ou une simple variété de la production artistique, elle était une métaphysique qui exprimait notre rapport au monde. A contrario, elle ne produit plus aujourd’hui que des objets plus ou moins représentatifs de petits rapports au monde. La production de choses peintes a cessé de croire pouvoir transfigurer le monde et l’expérience.

Continuer de peindre, c’est au contraire, reconduire une métaphysique qui, se sachant saisie et éprouvée de façon picturale, par des tableaux, veuille reconstituer l’expérience matérielle du corps en tant qu’elle procède du regard et de la peinture, qu’elle appartient à la couleur et au trait, qu’elle naît de l’impression et de la surexposition. D’un acte du corps peint qui vient fléchir le corps peignant, ou l’inverse. Une telle métaphysique n’est pas le contraire d’un matérialisme. Peindre, ce n’est donc point seulement peindre quelque chose, c’est se saisir de la puissance du peindre comme relation matérielle à l’existence du corps propre, en mémoire de la peinture et de ses ressources propres.

C’est là que se tient, sans prétention de sa part, le travail de Robin Goldring. Comme il vient reconduire la peinture, son travail comporte une dimension ontologique, un saisissement de l’existence même du sujet humain dans sa localisation, dans son ici-là. On ne peut vivre sans s’en tenir à un lieu. On ne peut vivre sans être traversé et constitué par des forces symboliques élémentaires, par la vie des éléments. Il y eut autrefois une physique métaphysique des éléments en Chine et en Grèce. Elles ont perdu leur valeur objective depuis la mathématisation du monde naturel. Celle de Robin Goldring est quadripartite, c’est un gevier. Il y a les corps, les eaux, les roches et les sols, il y a les ciels. Corps, terre, eau, ciel. Voilà ce qui constitue notre monde pour le peintre, ce que son art interroge et qui est comme l’alphabet de ses images. Il n’y a donc point seulement un dessaisissement par la peinture dans l’image représentée, éloignant à jamais des choses, comme l’affirme la critique anti-naturaliste. Au contraire, il y a un saisissement vital du corps par les choses, une puissance d’être que la peinture symbolise et met en scène, par delà et au sein du représenté. Ce n’est pas seulement la scène de la représentation, ni la scène représentée, c’est le réel du corps en son effet monde. C’est-à-dire sa puissance sensible comme présence matérielle actée, traversée par les éléments. Il s’agira donc toujours de se saisir, sur le film, sur la toile, sur le bois, des propriétés dynamiques des éléments, celles de l’eau, de la vague, celles des couleurs aussi, comme l’ont fait les peintres d’avant la post-modernité. Il s’agira aussi de se saisir des reflets, des ombres, des contrastes de la luminosité, des rapports de pénétration des corps et des substances, du degré d’épaisseur ou de fluidité des matières représentées. C’est là une peinture de type classique, mais hyper-moderne. Est moderne, disait le philosophe Adorno, ce qui se démode dans la modernité.

Il est important d’ajouter que ce n’est pas du tout la reconduction du point de vue de l’intériorité subjective comme seule vérité qui serait l’enjeu de cette peinture, même dans la figure d’une recherche de l’ex-time, ni non plus celui d’un expressionnisme ou d’un symbolisme. Il n’y a aucun romantisme dans ce travail, même tardif. Les personnages de R.Goldring sont avant tout les sujets de leur corps et non pas des personnalités psychologiques. Et si ce sont toujours nettement des figures humaines qui peuplent ses tableaux, hommes, femmes, enfants, leurs visages ne sont qu’esquissés. Plutôt suggérés que dessinés. Les corps eux existent nettement, dans leurs dimensions concrètes presque classiques. Il se trouve que R.Goldring travaille à partir de photographies qu’il projette comme autant de modèles pour peindre. Les proportions de ces corps sont donc au départ plutôt naturelles et leur saisie visuelle de nature photographique. Après quoi c’est le travail du peintre qui décide et il ne consiste pas en la reproduction peinte d’une photographie. Le travail de peinture se fait sur des films plastiques transparents qui seront ensuite collés sur un support, bois ou toile. De sorte que l’image est plusieurs fois inversée, d’avoir été projetée, puis peinte, puis collée. Une réversibilité qui ajuste et renverse et dont le caractère d’inversion fait apparaître ce qui doit se montrer par une succession d’opérations qui sont autant de dévoilements et de captations.

Une telle peinture n’est point pour autant la reconduite du récit, de l’illustration, une nouvelle mythographie par l’image, même péjorative. Elle n’est jamais simplement représentative, bien qu’elle représente des sortes de scènes de plage qui évoquent l’impressionnisme. Si les gestes y sont des actes-mouvements du corps et les scènes des situations un peu figées, tout cela n’est point tout à fait l’illustration d’une action naturelle, objective ou narrative. La représentation y est comme arrêtée, presque suspendue par le virement, par exemple, d’un corps. D’ailleurs les corps sont à la fois curieusement immobiles et figés, du fait de la source photographique des images peintes, mais tout autant vivants et mus, agis. La représentation de quelque chose est donc pour ainsi dire arrêtée, mais cela permet de libérer la perception diffuse des actes du corps hors de tout récit, énergie sensible qui est comme la matière du peintre et de son effort. Or nous autres, contemporains, avons perdu le sens du corps vivant, devenu chose parmi les choses, livré à l’anatomie, à la psychologie, au sport, à l’ergonomie, à la chimie, à la pornographie, à la science et à l’économie, à la génétique, à la médecine, à la photographie, à la mort. Le corps est devenu, une fois exempté du spirituel, une réalité pure, fragmentée, détachée des éléments du monde naturel, tandis que la sensibilité s’est vue, elle, devenir captive de la mécanique des sensations et du divertissement visuel.

La tâche du peintre, son œuvre, est de relever en peinture ce qu’il en est de la destinée du corps et de la sensibilité. Il ne s’agit plus d’une peinture de la représentation, mais d’une peinture de l’être-au-monde à partir des moyens classiques de la grande peinture de la représentation. Une telle peinture ne reste pas prisonnière du fantasme de l’extinction froide, des crudités cruelles de rêves glacés, des ombres calcinées de la mort, elle n’est pas fascinée par la fin. Sur le sable, elle se tient au bord de l’eau, à la lisière de, non point pour y dépérir, mais pour y vivre.