La perception d’Isabelle Cornaro

Au début, mesurer la distance, voir au mieux, s’entourer de tous les instruments, aplanir encore l’inframince de l’image de cinéma, la réduire à un jeu de lignes dénudant les perspectives. Ensuite, convoquer la raison et l’associer à son compère – l’ordonnancement fantasmé appliqué à la nature –. Enfin nous y sommes, comment percevons nous le monde et les autres ? Quelle perception possible, Quels base commune, et surtout comment partager cette expérience ? Rien sans dualité, sans rapport à l’autre surtout lorsque l’on parsème son œuvre de tant d’instruments de mesure. Sous la voûte en berceau de la ferme du buisson, ce sont différents corps de métier qui se penchent sur les propositions d’Isabelle Cornaro. Le philosophe, le peintre et le poète.

Dans « Onze dessins synopsis pour une prise de vue », une des ses œuvres les plus denses, Isabelle Cornaro tente de créer un synopsis visuel par le biais de lignes évoluant sur une série de dessins uniquement constitués de traits verticaux et horizontaux. Les verticales représentent le personnage et les troncs, déjà linéaires à l’état de nature. Les deux horizontales renvoient au sol et au cadre supérieur de la photographie. Le procédé est celui de la projection d’une perspective comme inventée sous la Renaissance italienne. Une série de diapositives montre l’évolution de l’histoire, une photographe s’approche à chaque prise de vue, chaque plan devrait-on dire, d’un personnage statique dans une forêt de pins maritimes scandant le cadre de leurs troncs gris argenté. Par la structuration du dessin à l’aide de l’outil géométrique, nous arrivons peu à peu vers une simple croix, la ligne horizontale du cadre coupant la ligne signifiant le sujet photographié alors en gros plan. La photographie correspondante montre le visage de la jeune femme, sa bouche plus précisément. D’une part le froid rendu de deux lignes se croisant et, d’autre part, l’orifice de la parole, encombré de signifiants : la bouche est le siège du verbe, par là transite notre nourriture, ses lèvres embrassent ou ne forme plus qu’une ligne pour se taire… Cette mise en parallèle renvoie aux traits communs reliant des travaux formellement très différents. La présence de la figure humaine, ici inscrite dans le cadre, est souvent suggérée lorsqu’elle est formellement absente. Mais il est encore un peu tôt pour la convoquer.

Dans la même pièce, sont exposés six tirages intitulés « Cinésculpture ». Des dessins géométriques sont associés à des pliages, ou comment passer de la surface plane à la sculpture tout en s’inscrivant dans une économie de moyen privilégiant la multiplicité du sens. Selon l’angle des éclairages, les ombres projetées vont reproduire les dessins qui leurs sont associés. Comme indiqué sur le cartel «  Ce passage du plan au volume (du dessin à la sculpture) évoque la conception des jardins et de l’architecture qui consiste à projeter un dessin mental dans un espace en volume ». Si ce passage du plan au volume renvoie au travail de l’architecte ou du paysagiste, il serait plus précis de dire que cette technique de pliage et de projection dans l’espace est associée aux jardins à la Française, exemple abouti de la perception de la nature sous les Lumières. La Raison peut et doit assujettir l’environnement naturel. Le végétal, ainsi soumis à la pensée cartésienne, se pare des formes de l’esprit, et l’homme de se bercer de l’illusion du contrôle omniscient de son environnement. Mais comme pour la Mélancolie de Durer, les outils et les techniques ne suffisent qu’un temps et s’il est possible de mesurer la distance qui nous sépare des choses et des autres, cette donnée n’est que d’une faible utilité une fois que l’on cherche à [se] les comprendre.

Il semble, en effet, que depuis Von Humboldt, il ne reste bien peu à découvrir de notre planète et que la science avance en se gardant de pénétrer le champ des grandes questions ontologiques. Et c’est ici ou le travail d’Isabelle Cornaro prend une certaine ampleur. Elle réussit par des pièces proches de l’art conceptuel à évoquer avec subtilité les questions qui trament la conscience humaine depuis que l’Homme est Homme. Ainsi « Onze dessins synopsis pour une prise de vue » ne fait pas qu’interroger l’image cinématographique. En entrant en contact avec ces dessins, ce sont des pièces conceptuelles qui viennent à l’esprit : sobriété et poésie innée des moyens, apport subtil du sens et mise en perspective critique. Je pense aux proposition de Vincenzo Agnetti, où un point répété devient ligne et l’artiste d’indiquer « un signe répété devient un autre signe ».

Les travaux de Cornaro traitent donc principalement de la perception. Plus qu’un phénomène subit – conception des chaînes atomistes causales par John Lock [la perception arrive à nous par accumulation de sensations] – la perception du monde par l’artiste s’imprègne des définitions phénoménologiques de Merleau-Ponty. Pour le philosophe, la conceptualisation du monde passe d’abord par le primat de l’expérience, la perception revêt donc une dimension active et constitutive. Elle est l’expérience première pour penser le monde et les autres, et intuitivement Isabelle Cornaro le dévoile en cherchant en vain les structures géométriques de ces paysages et des êtres qui les traversent ou en dispersant outils de mesure et de comptage dans « Paysage avec poussin et témoins oculaires ». « Si nous voulons penser la science elle-même avec rigueur, en apprécier exactement le sens et la portée, il nous faut d’abord cette expérience du monde dont elle est l’expression seconde. » (Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception)

C’est cette perception constitutive et la difficulté à percevoir autrui qui fait épiphanie dans ces propositions. D’une accroche conceptuelle, l’humain ne tarde jamais à surgir surtout s’il s’agit de marcher vers la fin du cadre comme dans l’une des vidéos « Songs of the opposite ». Passons sur la notion romantique du promeneur solitaire face à l’immensité de la nature – même si ses travaux font liens avec la conception culturelle du paysage –, mais conservons cette présence humaine qui revient comme un leitmotiv discret dans le travail de Cornaro. Ainsi dans « Onze dessins… », elle dit s’interroger sur la perception de l’autre en rapport avec la distance de séparation. A l’instar des conceptuels ou de Merleau-Ponty, le langage est central. Le choix du vocabulaire est indice. Cet être – dont le photographe se rapproche physiquement – est, comme elle le souligne avec justesse, « au loin un individu, en se rapprochant une personne, et de près un corps ».

Dans la pièce « Paysage avec poussin et témoins oculaires », Isabelle Cornaro joue encore et non sans humour, sur la notion de perspective et de perception de l’environnement. Elle s’inspire pour cela d’un géant mythologique – Orion – associé, ironie du sort, à la cécité. De même que le tableau de Nicolas Poussin a beaucoup fait pour la postérité de ce géant dont il ne reste qu’une constellation stellaire – encore des lignes tracées par l’homme dans l’immensité du ciel – Isabelle Cornaro nous pousse à voir, à regarder avec plus d’attention. Dans un jeu de perspective simple, elle dispose des objets allant du plus imposants au plus petits, et elle les groupe sur des boîtes en bois en fonction de leurs sens. Au sol sont disposés des tapis aux motifs végétaux, enfin et à nos pieds une nature domestiquée. Les boîtes font références à une des techniques de Nicolas Poussin. Le peintre construisait de petites chambres noires percées d’un trou par lequel il regardait une mise en scène – par lui-même – de figurines et d’objets en cire composant les éléments du paysage qu’il était en train de peindre. Cependant le choix du célèbre Orion guidé par l’enfant n’est pas innocent. Quel malin plaisir prit le peintre a aller trouver une personnage mythologique, alors peu représenté à l’époque, si ce n’est pour peindre en premier plan un homme hors normes mettant à mal l’idée même de perspective. Comme Orion nous pouvons fausser la perspective, la pénétrer même et changer d’échelles en quelques pas. Les objets choisis par Cornaro pour être disposés sur les socles répondent à deux catégories : les objets tautologiques qui sont images de leurs fonctions (vase aux dessins de fleurs, terrine en forme de lapin…) et les instruments permettant la réalisation d’une image en mesurant l’espace (règle, baguier, moules) ou la vision (jumelles, loupes, mire de diapositives). Le premier groupe renvoie peut être à une volonté de s’affranchir pour un temps de problèmes liés à la perception ; qu’est ce que la tautologie si ce n’est de répondre une fois pour toutes : une chaise est une chaise ; un poussin est un poussin. Elle combine le signifiant et le signifié. Quant aux instruments permettant la création d’images, ils font partie des éléments communs et essentiels aux propositions de l’artiste. A la recherche d’une règle, dissimulée à la perception première, reliant les choses et les êtres. Cette recherche sur la perception renvoie à l’une des difficultés inhérentes au travail de l’artiste : Comment donner à voir l’image de ma perception ? Comment réussir à partager ce qui a été conçu intérieurement, provoquer son avènement et sa réification pour l’autre ? Eternel dilemme nous renvoyant aux textes où Virgiana Woolf exprime sa peur mortifère d’être incomprise.

Il faudrait alors, pour mieux comprendre sa perception, être, pour un temps, un autre. Se constituer comme sa propre dualité. C’est le temps du poète, du « poète dramatique » comme aimait à se définir Fernando Pessoa, l’homme-plusieurs ou la multitude comme solution à la distance qui nous sépare du monde et des autres. Pessoa est connu pour ses hétéronymes, ses « autres » qu’il avait créés et animés d’une biographie propre. Caero, Reis ou Campos furent, entre autres, ses compagnons d’un discours intérieur et conduits au jour par l’écriture. Il explique dans une lettre à Gaspar Simoes, « Le point central de ma personnalité, en tant qu’artiste, c’est que je suis un poète dramatique ; j’ai sans cesse, dans tout ce que j’écris, l’exaltation intime du poète et la dépersonnalisation du dramaturge. Je m’envole autre – c’est tout. […] Mais il suffit que le critique admette que je suis essentiellement un poète dramatique, et il a la clef de ma personnalité pour la part qui peut l’intéresser, lui ou tout autre, à l’exception d’un psychiatre, ce que, par hypothèse, le critique ne doit pas être. Muni de cette clef, il peut ouvrir peu à peu toutes les serrures de ce que j’exprime. Il sait que, en tant que poète, je sens ; que, en tant que poète dramatique, je sens en me détachant de moi-même ; que, en tant que dramaturge (sans poète), je convertis automatiquement ce que je sens en une expression étrangère à ce que j’ai senti, en construisant dans l’émotion une personne inexistante qui la sentirait vraiment et qui ainsi sentirait, dérivées de moi, d’autres émotions que moi, celui qui n’est que moi, j’ai oublié de sentir » (11 décembre 1931)

Dans « Savane », une œuvre non présentée à la ferme du Buisson, Isabelle Cornaro utilise des bijoux ayant appartenu à sa mère pour créer les lignes d’un paysage d’Afrique ; continent où elle vécut étant plus jeune. La charge affective associée à cette œuvre simple se densifie aux contacts des souvenirs et de l’affect, de l’intime et de l’universel et sans trop dévoiler renvoie avec force à la présence humaine pourtant formellement absente du paysage. Sans avoir connu ses paysages, les bijoux – synecdoque d’une affection ou d’un souvenir portés à autrui – nous placent dans un regard anthropologique, être autre pour un instant, se mettre hors de soi pour regarder à distance. Par ce biais, nous maillons nos émotions à d’autres que l’on « avait oublié[es] de sentir ».

La définition du poète dramatique par Pessoa est pour partie celle de l’artiste, elle pense à ces clés qui nous permettent de percevoir, de faire expérience et de ressentir à notre tour. Les propositions d’Isabelle Cornaro, hésitant entre une fausse sobriété et une forme d’hermétisme contemporain, nous poussent à penser notre rapport au monde, notre perception propre et celle des autres. En faisant cela, elle « s’envole autre » et fais réfléchir son regard dans le notre.