La photo trouvée

L’ouvrage de Michel Frizot et Cédric de Veigy, consacré à des images anonymes a priori « sans qualité », collectées sur des brocantes, nous rappelle qu’en chacun de nous, « amateur » ou « professionnel », sommeille ou s’exprime un Lartigue…

Nombreux sont ceux qui parlent aujourd’hui de « mode ». A tort ou à raison… Pourquoi collectionner la photo d’amateur ? Pourquoi ces instantanés, devenus anonymes parce que les albums de famille sont de plus en plus dispersés dans les brocantes ou les vide-greniers, voire jetés à la poubelle, intéressent des gens comme moi, Michel Frizot et tant d’autres désormais ? …

Dire que c’est un « phénomène de mode » est injuste et réducteur, me semble-t-il. Dans un contexte où les familles atomisées souffrent de plus en plus d’amnésie, que décline l’intérêt pour la transmission de la mémoire, qu’elle soit visuelle ou non, jettent à la poubelle les souvenirs de leurs ancêtres, pourquoi ne pas sauvegarder ces « images sans qualité » qui, au départ, furent envisagées comme nécessaires, testimoniales ? C’est une manière de leur donner une seconde vie. La démarche de Frizot consiste à s’approprier ces photos afin qu’elles « fictionnent ». L’album de famille ne constitue pas seulement un témoignage de ce que furent des vies, il participe de l’élaboration de fictions intimes et sociales. Et, sans indication de lieu, de date etc., les images possèdent une plus grande force projective. Les détails de la photo sont bien là : un homme est assis sur un cheval à côté de son serviteur face au photographe, mais d’une certaine manière, le rectangle de papier est comparable à un écran blanc de cinéma qui nous invite à y inventer des histoires…

Depuis le milieu des années 1990, j’ai moi-même commencé à collecter de telles images. Bruno Debon, un ami photographe, m’avait initié en me montrant sa collection. Jusqu’ alors, je l’avoue, les brocantes me mettaient mal l’aise… Je les considérais comme un dérangeant amoncellement de rebus, morbide et putride… Je juger indigne que tous ces souvenirs familiaux soient dispersés, abandonnés sur le sol, trop souvent soumis aux intempéries. Aujourd’hui, enfin décomplexé à cet égard, et certain d’être animé de motivations ou pulsions non « coupables », j’aimerais insister sur le fait que j’ai souvent été par la suite été interpelé sur des brocantes par des passants qui jugeaient une telle collecte – pourtant si inoffensive -, prétexte ou finalité d’une flânerie visuelle, « malsaine », « indécente »… Sans doute leur réaction épidermique reflétait-elle, et j’ai donc un peu d’indulgence pour ces boétiens, leur peur de la mort et de la condamnation lente et irrémédiable à l’anonymat. Leur prise de conscience de la vanité à vouloir immortaliser les souvenirs heureux ou malheureux d’une vie, dont la photographie prend impitoyablement acte depuis ses débuts…

Le « faux-Lartigue », comme j’aime nommer le tirage anonyme que je viens d’acquérir (18 euros), ressemble beaucoup aux vues 6 x 13 cm de J-H. Lartigue réalisées à la fin des années 1920. Ce qui l’en différencie, c’est la pose si statique et frontale des deux hommes… Lartigue les aurait sans doute photographiés de manière plus biaisée, le corps de trois-quart, avec une perspective fuyante… Reste que ce petit tirage possède un air de famille indéniable et, de mon point de vue en tout cas, autant de charme qu’une image du célèbre photographe, qui, ne l’oublions pas, était de toute façon lui aussi un amateur.

L’intérêt pour les « photos trouvées » est certes plutôt nouveau (mais songeons aussi à la vogue des recherches généalogiques qui connaît un développement exponentiel depuis quelque temps !) – ou plus exactement le fait qu’il soit rendu public – (en attestent les dates de parution des ouvrages cités dans la bibliographie de cet article)… Comme souvent, la France a un peu de retard dans ce domaine. Mais l’ouvrage Photo trouvée se démarque de ses prédécesseurs, par ailleurs remarquables ¬– par la qualité de l’impression et celle, graphique, des clichés, entre autres –, dans la mesure ou son véritable objet est différent : c’est la photo banale et parfois « ratée », sans « légitimité » le pense encore nombre de personnes, qui est mise à l’honneur.

Aucune tentation du spectaculaire dans ce livre, aucun sensationnalisme dans la sélection de « photos trouvées » par Michel Frizot et Cédric de Veigy. Leur livre, contrairement aux ouvrages déjà publiés depuis 2004 sur la question par Anglo-saxons et les Allemands, ou les encore les Espagnols, revendique le topique du banal… Il aurait sans aucun doute séduit Jean Dubuffet, père de l’Art brut, et chantre de « L’Homme du commun à l’ouvrage ».

Comme l’annoncent les auteurs doublés de collectionneurs du dimanche – comme on dit « photographes du dimanche » – dans la préface, … à propos de ces images glanées le plus souvent dans les brocantes :
« Quelque chose d’humble et de précieux, de fragile et de primordial semble se glisser dans ces images. […] Ces images permettent de voir à la fois les intentions de celui ou celle qui prend la photo et ce qui par maladresse s’y dérobe. Or, si les intentions, les corps, les moments sont propres à chacun, ce qui les dépasse nous est commun. »

C’est en effet cette tension entre le particulier et l’universel, le singulier et le banal, qui fait, notamment, l’intérêt de ces instantanés. Troublantes et minuscules épiphanies, ces images parfois malhabiles sont pourtant, « malgré elles » si justes, expressives…

Avec ce « images trouvées », l’on touche au cœur des enjeux fondamentaux de la photographie. D’une part, l’on s’immerge d’emblée dans sa dimension mortifère. L’on prend conscience que les visages souriants peuvent très vite, dans un brusque retournement, se transformer en masques grimaçants… « Même le bonheur est malheureux » : les instantanés les plus légers ne sont-ils pas, malgré-eux, annonciateurs d’une possible catastrophe ? Mais ils ouvrent aussi par ailleurs souvent vers de séduisantes et minuscules épiphanies. « Professionnelle » ou « amateure », « réussie » ou « ratée », « nette » ou floue »., « documentaire » ou pas, la photo, est toujours une fiction iconique. « Photo trouvée » le prouve.