« Le panorama des relations entre photographie et abstraction dans la création contemporaine, conjointement en trois lieux, le Centre Photographique d’Île-de-France, Micro Onde – Centre d’art de l’Onde et le Frac Normandie Rouen, est questionnement de la créativité, des recherches et expérimentations multiples sur le médium, son histoire, sa matérialité et sa dématérialisation, sur le référent et son absence, sur ce qui fait image, sa possibilité abstraite et sa disparition.
Les trois expositions se déploient en quatre axes : la dynamique d’une archéologie de la photographie, une quête de la révélation de l’image dans sa matérialité physique et chimique ; la recherche et le développement d’un langage dans l’expérience technologique ; la fascination pour la lumière et la couleur dans la recherche d’un vocabulaire de formes appuyé sur le spectre lumineux et sur les mécanismes de production d’image ; l’expérimentation de la matière photographique. Elles se nourrissent alors aussi bien de références, littéraires, scientifiques, picturales ou acquises à l’histoire de la photographie et de ses techniques, de détournements, que de jeux indiciaires ou auto-référents d’entrée et de sortie de l’image. »
Dès l’ouverture, au CPIF, ces questions font sens avec Image #4 de Jean-Louis Garnell, l’accumulation comme perte, une combinaison numérique par mélange et addition successive d’images scientifiques qui dissout l’image dans un gris neutre, aux seuls bords encore signifiés.
L’accrochage au CPIF est à la fois sensible et formel, couleur, fascination de la lumière, du trait, de l’architecture. Il mobilise dans une réflexion sur l’ambivalence des rapport au réel et des mécanismes de production iconique, tant les manipulations argentiques que numériques, qui font ou non image de la surface photographique. De la figuration à l’abstraction il n’y a pas antinomie et l’accrochage montre combien, dans une démarche documentaire ou descriptive, la transition, riche d’équivoque, est aussi de protocole et de point de vue.
Les aplats de noir, traversés d’un détail géométrique non discursif, de Karim Kal (La cage, L’entourage 1), dessinent ainsi une perspective émancipatrice des dynamiques de relégation et de normalisation des espaces comme des architectures de banlieue. Un repère révélateur, glissé dans le cadre, figure l’abstraction d’une forme architectonique (Lukas Hoffmann, Boxberger Strasse, Berlin). Une façade d’architecture métallique bascule en une surface mentale et conceptuelle de géométrie lumineuse (Constance Nouvel, Hologramme). La lumière inactinique se modélise en trois dimensions, une banque d’images d’architecture expérimentale devient sculpture ou fragment abstrait d’architecture (Aurélie Pétrel, Inactinique ; Tear down, House III).
Dans une histoire revisitée, c’est aussi le décor et son envers, l’absence et la présence, la fiction et la réalité qui font image : lieux de tournage des effets spéciaux et studios de photographie des œuvres d’art (Marina Gadonneix, Nightlights, Untitled (Hiroshi Sugimoto, time exposed, portfolio), Untitled (Lynne Cohen, Classroom)) ; intérieur nu, vidé de tout décor, des studios de prises de vue commerciales (Broomberg & Chanarin, série American Landscapes) ; images, trouvées sur Internet ou chinées, des photos de studio, où se déploie, par effacement des personnages, l’ambiguïté interprétative, jusqu’à la part respective des auteurs (David Coste, Portraits d’espace).
Réalisés au Japon, à des coordonnées et à des profondeurs différentes, les paysages sous-marins de Nicolas Floc’h (Paysages productifs, Couleur de l’eau, Shodoshima, -5 m, – 10 m, – 9 m, Shimoda , – 30 m), font de la couleur de l’eau une abstraction et un rapport au réel patents, qui multiplient les compréhensions autant qu’ils les questionnent.
Plus ou moins conceptuelle, dans le rapport entre le réel, sa perception et sa représentation, l’œuvre se donne souvent à voir dans une ambivalence qui mêle esthétique et politique, comme les quatre tirages réalisés à partir de diapositives retrouvées en Jordanie par Evariste Richer (You Burn) ou les sculptures molles d’une nature informe d’Anouk Kruithof (Petrified Sensibilities n°01 et n°09), des tirages latex de vues aériennes collectées de désastres environnementaux auxquels elle intègre masques médicaux et tubes à oxygène.
La photographie peut-elle alors se réinventer en faisant l’expérience tangible et sensible du visible et de l’invisible ? Peut-elle restituer la lumière, en dépasser une représentation nécessairement illusoire ? Créant, par superposition, une archive de la couleur de la lumière, au lever et au coucher du soleil (Radiance #5), interprétant à la gomme bichromatée les changements internes de la lumière (Monades), Mustapha Azeroual apporte une réponse en forme d’éblouissements optiques et poétiques et interroge l’échec potentiel du médium à représenter le réel. Meghann Riepenhoff (Ecotone #152 (Bainbridge Island, WA 02.07.17, Falling Snow and Buried in Snowpack, Draped on Log) conceptualise le cyanotype dans une empreinte de neige. James Welling photographie sur fond blanc des morceaux de gélatine teintée à l’encre noire (Gelatin Photograph) et met en scène, dans un fort contraste de blanc et de noir, des Draperies, en théâtralité d’échouage ; il analyse ainsi, en référence tautologique, les constituants du procédé photographique dans la sensualité en acte de la surface photographique. Dans une pratique d’atelier, Philippe Durand (Dedans 02) achève la disparition du sujet au profit d’aplats de couleurs en composition géométrique.
Polysémique et ironique, la démarche auto-réflexive d’Isabelle Le Minh sur les traces laissées sur les écrans tactiles (Iphone 1, 2 et 3, Ipad 2), mêle hommage, citation et détournement dans l’histoire des rapports entre la peinture et la photographie. Les compositions de Jesús Alberto Benítez (1019-b et 3280), allient photographies et dessin, jouent de l’ambiguïté des surfaces, des volumes, des espaces et des couleurs.
Matérialisée, l’image engage l’espace et le corps du spectateur, quitte à le frustrer par l’incomplétude de son dévoilement, ainsi les dispositifs d’incidences lumineuses d’Anne-Camille Allueva (Related, Concrete) ou les objets sculpturaux de Camille Benarab-Lopez (Structure 4).
Imaginaire d’un phénomène optique occupant tout l’espace d’un mur (Fata Morgana), variations de densité de la couleur d’un soleil fascinant et étrange (Soleil#06-14-F09, Soleil#04-28-F08), explosion sur papier photosensible et bouquet lumineux ((2002) IMG_4250, IMG_4312, IMG_4193), les images de Sébastien Reuzé invitent à une expérience perceptive onirique et hallucinatoire de la lumière. Sensoriel et métaphorique, Sunburned GSP#561 de Chris McCaw rappelle que le soleil est origine et fin de la photographie.
Attachées à l’histoire de la photographie, d’autres voies contournent la prise de vue par le photogramme et le chimigramme. Driss Aroussi (Fuji Instax mini) écrase sur la surface de l’image les éléments chimiques du polaroïd et révèle une image abstraite à la fois empreinte du geste et « matérialisation quasi picturale des possibilités du medium ».
Complexifié, le photogramme, dans l’expression du geste qui le constitue, mixte aujourd’hui toutes les techniques, sondant, dans la « physicalité » du sujet, l’oubli du référent ou le moment instable de son ombre naissante (Isabelle Giovacchini, Aurore 541), l’auto-référentialité et les porosités entre l’argentique et le numérique (Walead Beshty, 3 Sided Picture (Magenta/Red/Blue) ; Éric Baudart, Papier froissé). Il se fait métaphorique dans un jeu d’illusions (Diogo Pimentão, Asked (Entity)) ou référentiel avec les scanographies de diffraction de la lumière de Juliana Borinski (Surfaces of Plateau (1001 Pictures)). Insolé, marqué par divers empreintes dans un temps long, le papier photographique devient lui aussi matière à façonner. Pour autant, l’abstraction n’est pas neutralité, baignée dans une couleur métaphorique, elle peut être mémoire d’un passé qui ne passe pas (Thu-Van Tran, Photogramme de résidus #2)
.
Au jeu de la technique, la lumière peut-elle alors devenir « muette » ? Doriane Souilhol (Folding Screen #1), exploitant les spécificités du scanner, propose, en réponse, de l’absorber au cœur de l’image, en échec de la représentation.
Sans en-deçà autre que le matériau-source, la chambre noire devient le lieu de l’expérimentation, d’une pratique méditative : intervention à l’imprévu sur papier périmé, endommagé, oxydé, partiellement exposé en rencontres d’époques (Alison Rossiter (GAF Cykora, exact expiration date unknown, ca. 1970s, processed 2015 (#3) ; Eastman Kodak Velox Carbon Black, expired October 1906, processed 2017 ; Ansco Cyko, exact expiration date unknown, ca. 1910s, processed 2018) ; travail du temps et du hasard par recréation des accidents de lumière sur papier chromogène ou exploration des tons cachés du noir en esquisses de l’invisible (Laure Tiberghien, Screen #8, #12 et #13 ; Ciba #16) ; recherche, dans un jeu d’inversion, d’éclats purs de couleurs (Juliana Borinski (Series from the Color Dark Room VIII (01)).
Le regard, porté sur « l’arrière-scène de la photographie argentique » se fait aussi archéologie d’une culture matérielle de la photographie (Michel Campeau, série Darkroom : Montréal, Québec, Canada, fichier N°0310 ; Paris, France, fichier N°3281). Et le papier, de support de l’image devient objet autonome d’une photographie sculpturale (Wolfgang Tillmans, Paper drop (white) b ; Paper drop (red)).
Se référant aux Cristallographies et Celestographies d’August Strindberg – les photogrammes expérimentaux de l’au-delà du visible obtenus de et par la nature -, l’accrochage à Micro Onde présente « une approche résolument expérimentale et matiériste de la photographie », entre autres dans les rapports, plus ou moins décalés, de l’image à la recherche scientifique. Trois sections, l’effacement de la représentation du paysage dans l’abstraction, les propriétés physiques de l’image à connotation paysagère, l’expérimentation iconique du déplacement, sondent ainsi la matérialité photographique et la façon dont ses propriétés physico-chimiques peuvent faire image.
Dans la première section, les tirages argentiques de Dove Allouche – coupe en lame mince d’un stalagmite à l’échelle démultipliée (Pétrographie), vues en négatif d’activités géothermiques des abysses (Fumeurs noirs) – ouvrent à une certaine « intimité » de la matière et à l’illusion poétique du paysage dans une photographie détachée de ses temporalités habituelles. Les Paysages productifs noirs et blancs de Nicolas Floc’h (Invisible, Surface, Bec de l’Aigle (La Ciotat), Initium Maris, Le Pommier, 6M Plouha), tout en documentant les paysages sous-marins par un imaginaire des profondeurs, questionnent, en écho aux profondeurs colorées japonaises accrochées au CPIF, leurs transformations et leurs bouleversements. Entre réalité et fiction, dans un dialogue avec l’envers du décor de la fabrication de l’image présenté au CPIF, la série des Phénomènes de Marina Gadonneix (Northern Light, Gravity, Tornado, Meteorite impact) interroge les modèles scientifiques de réplique de phénomènes intangibles et leurs possibles expérimentation et manipulation dans le théâtre du laboratoire.
En résonance de la poétique sensorielle furtive de L’ombre de la terre, les six héliogravures (La Nuit craque sous nos doigts) de Sarah Ritter jouent des correspondances d’une fiction active qui se dérobe entre des fragments de réel à l’échelle incertaine. Insinuant le doute dans les propriétés indicielles et d’enregistrement de la photographie par des vues « stéréoscopiques » qui équilibrent et confrontent en simultané le négatif et le positif d’une même image de nuages, la série Farbe & Form d’Adrian Sauer (22.03.2014 (a) et (b)) en dédouble l’expérience sensuelle. Trouant la matière picturale appliquée sur une diapositive d’une trace de doigt, Francisco Tropa (Puits) la reproduit dans une série de douze sérigraphies sur papier, puis en soustrait la superposition des couleurs, comme les strates temporelles d’un récit archéologique ; il trouble ainsi, dans ce qui pourrait être un paysage végétal, les relations entre surface et profondeur.
Dans un au-delà et un en-deçà de la représentation, Wolfgang Tillmans (Urgency VI) éprouve, dans la chambre noire, la matérialité et la malléabilité du médium photographique aux jeux de la lumière et de la chimie. D’un photogramme d’une fine lamelle de bois de pommier, multiplié en polyptique, encadré dans le même bois, Lisa Oppenheim (Landscape portraits (Apple) (Version IV)) dresse un portrait et un paysage d’arbre aux interprétations changeantes à inventer. Par le cadrage et l’échelle de détails de scènes du réel urbain, la saturation des films polaroïds, Pierre-Olivier Arnaud (Cheerleader II et V) défie les limites de la nature et de la disparition de l’image. Désacralisant l’image dont elle questionne les modes de production, la série des trente-huit Aluminium Foils de James Welling engage l’imagination et l’interprétation sensible vers un hypothétique paysage de l’ailleurs.
Liz Deschenes, en référence aux expérimentations chronophotographiques de Marey (Etienne Jules Marey #11) s’interroge en deux photogrammes sur les interactions de la lumière et du temps. Réflexion sur la mémoire collective, sur la vitesse et le temps, de la photographie, de l’actualité et de l’ombre, Thu Van Tran (À la lumière de Bosnie #1 et #2) re-photographie et encadre ensemble les photogrammes qu’elle a réalisés dans sa traversée de la Bosnie à partir de l’installation de papier photosensible recouvert de pochoirs sur sa voiture.
En réverbération des photographies solaires de Zoe Leonard et de Sébastien Reuzé, exposées au Frac Normandie Rouen et au CPIF, la vidéo d’Ignasi Aballí (Film Proyección) questionne la vacuité des contenus iconographiques, la complémentarité du visible et de l’invisible, de l’absence et de la présence, par « l’expérience sensorielle et visuelle de l’éblouissement ». Chris McCaw (Sunburned GSP#642), dans la simultanéité de la solarisation, force la surexposition du négatif jusqu’à la combustion, moyen et sujet de l’expérience sensorielle de la temporalité de l’image. Ryan Gander (Pure Oxidised Silver on Paper) questionne la composition du « super noir » développé pour l’industrie aérospatiale.
Dans un rendu qui frôle le monochrome, les « fenêtres » de Silvana Reggiardo (L’air ou L’optique : N° 67, N° 14, N° 6, N° 66, N° 38) jouent des oscillations de la lumière en autant d’images mentales énigmatiques.
Au Frac Normandie Rouen , deux axes ont été privilégiés, déclinés en neuf entrées, de l’archéologie de l’image et des conditions d’apparition et de disparition de celle-ci jusqu’à l’esthétique de l’impression et du langage numérique. Le premier explore la recherche « de l’image originelle, de ses épreuves scientifiques jusqu’à l’apparition d’une iconographie propre à la photographie argentique » ; le second propose un choix « d’artistes dont la quête d’abstraction passe par des approches avant tout liées aux procédés technologiques. »
Dans une enquête sur l’origine du photographique qui ouvre l’exposition, Hanako Murakami (The Immaculate) révèle la matière argentique d’anciens Daguerréotypes dont la surface lisse, protégée par l’obscurité, en attente d’image, semble s’être faite lumière et miroir. Pauline Beaudemont photographie au Polaroïd les premières épreuves argentiques, d’après des reproductions trouvées sur internet, en restitue l’instantanéité mais aussi l’unicité dans une attention affirmée au support (The First Successful Permanent Photographs). Sylvia Ballhause (AuraCam Images) réactive, à la lecture des textes de Walter Benjamin sur la perte d’aura, un appareil censé convertir les impulsions d’énergie mesurée par des capteurs, elle interroge la capacité du médium photographique, et les débats qui y sont liés, à enregistrer l’invisible, l’au-delà du sujet.
L’intérêt pour les origines du photographique est aussi exploration, jusqu’à leurs limites, des conditions d’apparition et de disparition, techniques et iconiques, de l’image. Dans la continuité des scanographies de diffraction de la lumière et des éclats purs de couleurs présentés au CPIF, Juliana Borinski (A Photographer’s Nightmare) met en image les possibilités esthétiques des interférences lumineuses les anneaux de Newton.
Selon un protocole d’objectivité (January 27, frame 9) destiné à penser les limites de l’image, Zoe Leonard, dans la série Sun Photographs, tourne son objectif vers le soleil pour en capter la lumière diffusée sur le tirage. Renonçant à l’appareil, James Welling (Mystery Photograph 11), dans la poursuite de son travail sur l’image abstraite présenté au CPIF, manipule, dans la chambre noire, des faisceaux lumineux colorés sur papier sensible noir et blanc, pour composer dans le bac du révélateur l’image latente de photogrammes en nuances de gris. Bettina Samson (Comment, par hasard, H. Becquerel découvrit la radioactivité) dévoile la matérialité des rayons électromagnétiques invisibles, elle réfléchit la dimension aléatoire de la photographie par la réalisation d’images en absence de lumière. En continuité avec l’œuvre accrochée à Micro Onde, Ryan Gander (Pure Oxidised Silver on Paper) joue avec humour de la couleur super noir, qui, utilisée dans les télescopes, « ne donne « rien » à voir et qui, paradoxalement permet d’accéder à une ultra-vision. »
Dans la poursuite de la démarche documentaire et formelle sur la désuétude de l’industrie argentique présentée au CPIF, Michel Campeau (Variations chromatiques inactiniques) transforme les filtres inactiniques en tableaux monochromes.
Le défaut, l’accident – irruptions lumineuses sur la pellicule, boîtes de papiers photosensibles périmés mordus par la lumière, voile et halo involontaires… -, parce qu’ils brouillent les rapports entre abstraction et figuration, entre représentation et disparition, font image autant que, découverts fortuitement ou cultivés, ils interrogent, l’irruption du hasard dans les potentiels et les temporalités du matériau photographique (Jean-Christophe Béchet, série Accidents ; Sébastien Reuzé, Kodaks).
Dans un écho plus ou moins perturbant aux recherches esthétiques de la première moitié du XXe siècle, auxquels ils renvoient, les photographes contemporains (Hannah Whitaker, Limonene ; Zin Taylor, Wood and Dust ; Barbara Kasten, Construct) préfèrent aujourd’hui l’exploration des « rapports ambivalents et réflexifs que [le] médium instaure avec le réel » et l’étude des processus lumineux dans leur potentialité à déjouer les formes (Matan Mittwoch, Waste ; Mustafa Azeroual, Radiance #5 ; Eileen Quinlan, Smoke & Mirrors ; ) et à créer un espace abstrait, non dénué de narrativité (Jan Paul Evers, Matthäus im Fahrstuhl, Das Leben und der Tod ; Uta Barth, …and to draw a bright white line with light).
À la recherche du processus à l’œuvre entre la captation et l’image, de ce qui se joue entre le réel et le suggéré, quelques artistes donnent à voir et à réfléchir la flexibilité de l’apparence, du volume et de la forme du support photographique, papier plié, froissé, décadré…, devenu, comme dans la présentation au CPIF, sujet et objet, représentant et représenté, photographié (Constance Nouvel, Bascule, Incidence) ou reproduit par photogramme (Juliana Borinski, Between Happiness and Humiliation, A, B, C, D ; Walead Beshty, Six-Sided Picture (CMYRGB), December 21, 2006, Los Angeles, California, Kodak Supra).
Le numérique et les techniques d’impressions ouvrent la voie à une esthétique, un vocabulaire et des procédures dégagés du référent ou invitant à voir au-delà du réel et de l’image, comme l’installation des ciels islandais de Shannon Guerrico (Bifröst) ou la mémoire en reflet de lumière du « monument visuel, anonyme et éphémère » de Taysir Batniji (Mirage).
Pour autant, la prise de vue analogique et la chimie gardent leur potentiel expérimental. Un sac plastique, utilisé comme filtre, permet à Roman Moriceau (Untitled (filtered)), dans une démarche de conscience environnementale où le flou et la lenteur s’affirment politiques, de se concentrer sur le temps de travail de la lumière. Ciba #5 de Laure Tiberghien poursuit les séries de « subtiles surfaces colorées » obtenues par travail de la matière argentique qui sont présentées au CPIF.
Dominent dans cette section, autant dans le domaine de l’argentique que dans celui du numérique, des images détachées de l’extériorité, en perte de référent, des images de matière autonome (Adrian Sauer, Schwarze Quadrate), concentrées sur la composition et le potentiel optiques, la constitution, la surface et la trame de l’image (Sebastian Riemer Flachschirm), papier ou écran, en points (Paul Graham, série Films) ou en pixels.
Dans une démarche esthétique, où les artistes exploitent rendus et défauts des technologies de reproduction et d’impression, la photographie n’est plus souvent que le point de départ du processus de création. Soumettant des images trouvées à plusieurs transferts et transformations qui en rendent visibles les trames, Pierre-Olivier Arnaud (Sans titre (abstract-ciel), Sans titre (abstractaura)) en brouille les représentations ; transformant une image publicitaire en « dégradé vide de toute information » (Zone test 02), il en redouble « la dissolution du réel » par le protocole d’exposition, la série du poster collé au mur s’épuisant au fur et à mesure des monstrations. Marieta Chirulescu (Untitled) abolit les frontières entre médiums, entre la démarche picturale et l’utilisation des divers outils de reproduction, elle confronte et combine techniques, supports et procédés dans la réalisation d’œuvres uniques.
Wade Guyton (Untitled), par le détournement et la multiplication des sorties d’imprimante, appauvrit volontairement l’image, diluant ses détails et ses contrastes. Présenté au CPIF par les tirages réalisés à partir de diapositives trouvées, Évariste Richer (Démocrite/Aristarque), scanne et tire en diptyque deux photocopies réalisées à la bibliothèque de l’Observatoire astronomique de Meudon, couvercle fermé et couvercle ouvert, image possible d’une synthèse des théories de l’univers et de l’atome. Dans une allégorie du dispositif d’impression, Xavier Antin propose une installation de sculptures-machines.
Malgré l’effacement du référent, la plupart de ces images gardent un rapport indiciel au réel, ne serait-ce, à travers la trame, le grain, le pixel, que l’incidence de la lumière, naturelle ou artificielle. Quand le processus créatif s’en détache au profit du langage de calcul, jusqu’où peut-il alors être question de photographie ?
La série Corrupt Files de Stan Douglas (2012_0147), un processus de compression de fichiers abimés, traduit encore, malgré les altérations, une certaine porosité entre l’élaboration numérique et l’image référente, tandis que la modélisation 3D de courbes mathématiques, inspirées des représentations anciennes sur l’électromagnétisme (Thomas Ruff, Zycles 3090), ou l’infiltration des données visuelles, des algorithmes et des « bugs » d’un logiciel de géolocalisation en ligne (Lionel Bayol-Thémines, Google as a medium / Cities) interrogent le mimétisme photographique, ce qui fait ou ne fait plus photographie.
Entre les trois lieux, l’exposition est riche d’une cohérence foisonnante où les correspondances, les complémentarités autant que les voies diverses et la pluralité des démarches interrogent, tout en la confrontant à l’histoire du médium, la possibilité d’une photographie contemporaine abstraite. Elle appelle, dans le doute créatif de la recherche, à une découverte sensible sans préconçu bousculant la plupart des théories du post-photographique.