La photographie à l’épreuve de l’abstraction, le livre

La photographie a à faire avec l’abstraction. Depuis ses origines. Qu’on la pratique dans la captation ambivalente du référent ou de son absence ; que le photographe exploite les qualités, les défauts ou le fortuit de ce qui advient image ; qu’il expérimente la lumière, le dispositif ou la matérialité photographiques – physique, chimique, mathématique -, associant ou dissociant le support et la diffusion. La transition de l’analogique au programme, leur mixte, et la vitalité des recherches esthétiques impliquant les procédés historiques – quels que soient les « post- » et les « fin de » dont la théorie les gratifie – invitent aujourd’hui à de nouvelles enquêtes sur cette histoire mêlée du medium photographique et de l’abstraction.

L’exposition de la Tate modern en 2018, « Shape of light :100 Years of Photography and Abstract Art », l’exposition collective en partenariat au Centre Photographique d’Île-de-France, à Micro Onde – Centre d’art de l’Onde et au Frac Normandie Rouen « La photographie à l’épreuve de l’abstraction » (voir le compte rendu dans lacritique.org), les différentes éditions du Salon des réalités nouvelles et bien d’autres ont montré au public la diversité et les porosités multiples des recherches menées par les artistes depuis quelques décennies sur ces questions. Le livre/catalogue de l’exposition collective, en propose une exploration rythmée par la reproduction des œuvres accrochées selon les approches des trois lieux (Pontault-Combaut, Vélizy et Rouen) ; une « mise à l’épreuve du paradigme abstrait dans le champ de la photographie » en quatre problématiques : la quête archéologique des conditions d’émergence de l’image, l’expérimentation de la matière iconique, les stratégies et le vocabulaire formels autour du prisme et l’épreuve du visible, les enjeux de surface vers « l’abstraction pure ». Chaque partie accueille analyses et questionnements d’une ou plusieurs commissaires (Véronique Souben, Audrey Illouz, Nathalie Giraudeau) suivis, dans la dernière partie, de deux études de Kathrin Schönegg et Erik Verhagen, un « retour de l’abstraction après la « fin » de la photographie » et un éclairage des « pratiques à travers le prisme des démarches des années soixante ».

« À partir de quel moment ou étape le processus photographique fait-il image, produit-il une surface iconique ? » La question conduit autant à ausculter les « conditions d’émergence et de-non émergence de l’image » qu’à repenser celles de l’invention de la photographie, à en réécrire une histoire dans une démarche archéologique où la représentation, non indicielle, se concentre sur la matérialité du dispositif et de la surface photographique (Hanako Murakami, Alison Rossiter, Driss Aroussi, Ryan Gander).

À ce jeu autoréflexif, les artistes contemporains démontrent l’équivocité des tentatives de capter le sujet, visible ou invisible, par la capacité photographique à le dépasser (Sylvia Ballhause, Bettina Samson, Isabelle Le Minh) comme à en dissoudre l’environnement (Zoe Leonard). Ils risquent l’esthétique de l’irruption, de l’aléatoire, de l’accident, ils dérangent la photographie trouvée, pour penser les limites de l’image, son artificialité (Pauline Beaudemont, Sébastien Reuzé, Mustapha Azeroual, James Welling, Michel Campeau), sa ruine ou sa disparition par sa révélation même (Juliana Borinski, Jean-Christophe Béchet).

Nourris de l’histoire picturale, ils mettent en image une « abstraction concrète » (Barbara Kasten, Shirana Shahbazi, Hannah Whitaker) ou éloignent la photographie de son contexte de prise de vue (Jan Paul Evers, Uta Barth) ; ils tentent la réflexivité à la croisée de la science et de l’occulte comme à celle du laboratoire et de la poésie ; ils mettent la représentation à l’épreuve par « l’expérience perceptuelle » de la matérialité de l’image, hasardant que la surface photographique ne dit, peut-être, rien d’autre du visible et de l’invisible que ce qu’elle est. Dans la mémoire revisitée des photogrammes de cristaux et de ciels d’August Strindberg ou dans le renversement de la photographie auxiliaire scientifique, ils font de la démarche et du matériau scientifiques autant le paradigme d’une investigation réflexive du processus de création que d’une enquête expérimentale sur l’histoire du medium (Liz Deschenes). La représentation s’efface (Dove Allouche, Nicolas Floc’h, Marina Gadonneix, Lisa Oppenheim, Sarah Ritter), l’information se dilue « aux confins du visible » (Silvana Reggiardo). Le miroir ne reflète que l’illusion qu’il crée (Eileen Quinlan). Le sens résiste, entraine le regard, la pensée, la compréhension du monde, dans une tension du doute entre abstraction et documentation.

Dans ce « démantèlement technique de la dimension indicielle » (Francisco Tropa, Wolfgang Tillmans), le protocole photographique est lui-même objet de l’image et de sa disparition (Thu-Van Tran). Le processus et le dispositif font œuvre (Adrian Sauer, Liz Deschenes, Stephen Pippin). L’accident et la lumière pure deviennent l’objet même de l’expérience sensorielle et visuelle (Chris McCaw, Ignasi Aballí).

L’approche historiographique des recherches artistiques (František Kupka, ou Sonia et Robert Delaunay…) et scientifiques (Isaac Newton Michel-Eugène Chevreul…) sur la lumière et la décomposition chromatique du spectre visible ouvre le champ photographique à une multiplicité de stratégies croisées. Les artistes explorent le rapport instable au visible (Éric Baudart, Isabelle Giovacchini, Lukas Hoffmann, Karim Kal, Meghann Riepenhoff, Laure Tiberghien), la perception sensorielle et la matérialisation de la lumière (Mustapha Azeroual, Chris McCaw, Matan Mittwoch, Sébastien Reuzé, James Welling) et des couleurs (Driss Aroussi, Philippe Durand, Evariste Richer). Ils se réapproprient et détournent les techniques où la lumière est constitutive du processus (Juliana Borinski, Nicolas Floc’h, Isabelle Le Minh, Constance Nouvel, Alison Rossiter). Ils transforment le matériau et le dispositif en sujet et objet générateur ou négateur d’image (Walead Beshty, Broomberg &Chanarin, Michel Campeau, David Coste, Marina Gadonneix, Doriane Souilhol, Wolfgang Tillmans). Ils élaborent un vocabulaire où le code mathématique, la « matière langagière » font et défont l’image (Jean-Louis Garnell). Ils mixent les medium (Jesús Alberto Benítez, Marieta Chirulescu), en brouillant ou bousculant la surface plane, la travaillant comme une matière brute (Anne-Camille Allueva, Camille Benarab-Lopez, Anouk Kruithof, Aurélie Petrel, Diogo Pimentão, Thu-Van Tran).

Le digital, les procédés d’impression sont sources d’un langage expérimental qui, utilisant entre autres l’image trouvée, s’annexe la rature, l’erreur, l’altération, le détournement pour s’émanciper du référent, le réduire, le révéler ou le dissoudre dans sa capacité à abstraire ou son imperceptibilité (Taysir Batniji, Stan Douglas, Shannon Guerrico, Roman Moriceau, Laure Tiberghien). Il s’agit alors, en se détachant de tout critère lumineux extérieur (Thomas Ruff), de sonder la composition concrète de l’image, matière autonome et écran, par une série de manipulations mettant en jeu l’échelle et le concept (Pierre-Olivier Arnaud, Paul Graham, Sebastian Riemer, Adrian Sauer). La photographie n’y est souvent que le point de départ d’un processus de production, dévoyant procédés, dispositifs et techniques, où domine la dimension interrogatrice, scientifique, politique ou économique (Xavier Antin) ; l’image, la matière flexible d’un langage virtuel (Lionel Bayol-Thémines) de « pure abstraction » où se défait la différence entre l’un et le multiple (Wade Guyton).

En proposant ainsi une analyse du tournant analogique-numérique, de la dissociation du support matériel et de l’information visuelle aux processus de production de données communicables, le livre, en étude et archive ouverte de la triple exposition, montre que la logique est moins de passage que de fluidité et d’attention créatrice à l’autonomie historique du medium, à son potentiel critique et à tous ses possibles dans le champ d’une visibilité hybridée.