Avec l’essai « La réparation dans l’art » les nouvelles Editions Scala inaugurent une collection plus théorique sans illustration.Son auteur Norbert Hillaire est à la fois essayiste et théoricien, spécialiste des relations entre art et nouvelles technologies mais aussi critique d’art, artiste et entrepreneur. Enseignant à l’Université de Nice Sophia Antipolis on se souvient de son livre L’art numérique co-écrit avec Edmond Couchot (Flammarion 2009). Son approche se nourrit du regard porté par les artistes sur les grandes crises économiques et énergétiques actuelles. Il questionne la fin annoncée de la modernité face à une hybridation toujours plus prospère entre l’ancien et le contemporain.
« L’artiste doit prendre le monde en réparation dans son atelier » à cette assertion de Francis Ponge, l’auteur du Parti pris des choses qui marque une certaine modernité post conflit mondial répond le concept japonais plus ancien de kintsugi, art céramique de la réparation. Le rehaut en or de l’objet cassé montre l’intervention du restaurateur et conserve la trace et la mémoire des blessures que l’objet réparé aurait subies.
Deux expositions marquent les limites temporelles et esthétiques de ce corpus celle de Gaetano Speranza, « Objets blessés, la réparation en Afrique » présentée au musée du Quai Branly en 2007 et la proposition de Bruno Latour, avec Reset Modernity » au Centre d’art et de technologie des médias ZKM de Karlsruhe. La première correspond au programme énoncé dans le chapitre 2 Réparer la modernité dans le miroir des cultures traditionnelles. Cela permet à l’auteur de s‘appuyer sur l’étude des indiens Hopis par Aby Warburg et d’en prolonger l’étude via l’oeuvre de Mohamed Bourouissa montrée au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, « Urban Riders » avec le film The Horse Day qu’il qualifie de « mélancolie réparatrice des rêves brisés d’indépendance ».
The Repair from Occident to Extra-Occidental Cultures de Kader Attia fut présenté à la Documenta 13 en 2012. L’artiste partage avec Bourouissa ce que l’anthropologue Arjun Appadurai nomme des voisinages entre ethno-mediascapes. Kader Attia, met en abime une autre forme de modernité. Hillaire le définit ainsi :« Attia est à la fois le documentaliste, l’archiviste de la Modernité et le complice de ses réparations africaines bricolées qui ne trouvent pas (encore) leur place et leur raison d’exister dans les collections dédiées aux Arts premiers. »
La couverture est illustrée d’une reproduction de l’installation à Venise de Lorenzo Quinn, Support, (2017-2018), pour Norbert Hilaire Venise est la ville même des fragments de récits rapportés.Différentes autres esthétiques de la fragilité sont étudiées notamment celle de Kawamata, dans ses sculptures en bois ou Shigeru Ban, avec ses architectures en carton. Les deux oeuvres se greffent de manière étonnante sur l’environnement. Shigeru Ban intervient sur le site de catastrophes naturelles comme lors du tremblement de terre de Kobe où il crée ses Paper Loghouse.
Les références littéraires sont nombreuses et variées, cela part d’Antonin Artaud dont l’action est résumée ainsi :scandaliser, détruire et réparer : « Artaud, le premier, se tiendra toute sa vie entre réparation et irréparable. Entre guérison et mal de vivre incurable. » Les actions pour réparer la langue d’Antoine Compagnon ou de Roland Barthes et le plaisir du texte sont abordées ainsi que Georges Perec pour La Disparition. De façon plus contemporaine Pascal Bacqué, propose ses rimes d’idées dans son livre La Guerre de la terre et des hommes ne renonçant ni à l’Histoire, ni à la poésie.
Dans son développement de l’intervention du care entre dépense et économie l’auteur montre la requalification de l’ornement et de l’arrangement. Son étude du design qu’il connait pourtant bien est moins convaincante, parce que plus désincarnée, moins appuyée sur des oeuvres que sur des concepts généraux , si ce n’est celle de Memphis qui a remis en cause l’héritage du Bauhaus.
Des artistes relevant d’esthétiques et de pratiques fort différentes sont intelligemment évoquées : la peinture de Christian Bonnefoi, les diptyques vidéo d’Harun Farocki, l’oeuvre d’Anselm Kiefer en lien à la Kabbale, les transferts d’énergies électriques et artistiques de Yann Toma, les écosystèmes de Miguel Palma ou l’oeuvre-corps-machine Cloaca de Wim Delvoye.
Dans une approche plus directement proche du body art les liens aux biotechnologies lui font étudier ORLAN et Stellarc que l’on attendait à ce sujet , mais le livre nous permet aussi de découvrir Aimée Mullins, entre esthétique et prothétique.
L’intérêt de l’ouvrage est de proposer à partir de l’étude de toutes ces oeuvres des directions de recherche et de production artistique et ce dans les domaines des nouvelles technologies comme dans celui d’une poétique générale de la création. Deux citations en indiquent les grandes orientations :
« On peut imaginer le paradoxe d’une œuvre processuelle ou interactive du type de celles produites dans le champ des arts digitaux ou post-digitaux, mais volontairement stoppée dans son évolution du fait d’un état insuffisamment avancé des techniques, et conservée telle quelle. »
et en conclusion l’auteur espère
« Une machine poétique qui nous invite à un nouveau partage du sensible, et vient ouvrir le monde fini et formaté par les puissances du calcul que nous habitons désormais. »