Dire d’un photographe que l’objectif de sa caméra est la prolongation de son œil ou qu’il vit sa vie à travers le viseur de sa caméra relève des lieux communs qui disent moins sur son engagement créatif que sur les frontières qui séparent la vie et l’œuvre. Autodidacte, Andrés Lejona ne choisit pas seulement la photographie pour en vivre, mais simplement pour vivre, pour explorer le monde, voire pour s’évader.
« Tout portrait qu’on peint avec âme est un portrait non du modèle, mais de l’artiste. »
Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray
Tout jeune, il commence son errance photographique, d’abord en Espagne, dans son pays basque natal, puis à Madrid où il apprend le côté « spirituel » de la photographie chez un grand maître, avant de se perdre quelques mois dans la vie nocturne de Londres.
Vers la fin des années 80, il atterrit finalement à Luxembourg où il s’investit lors d’un premier séjour dans la photographie de presse en travaillant dans le secteur des magazines branchés luxembourgeois. Face aux positions décalées de la Movida, mouvement d’avant-garde madrilène, qui l’a motivé à ses débuts artistiques, son style de l’époque est plutôt classique. Et pourtant on appréhende l’énergie et la sensibilité nouvelles que ses photographies apportent progressivement à l’édition luxembourgeoise.
A côté des commandes photographiques pour l’édition, mais parfois sans faire de hiérarchies entre les deux, Andrés Lejona développe peu à peu sa propre série de photographies qu’il décline en catégories comme l’architecture, l’urbain et le portrait. Ainsi les images publiées dans les pages de Nico, Paper Jam ou Rendez-vous, City Magazine, dans certains cas se mélangent avec son travail proprement artistique, qui semble s’en découler naturellement.
Du point de vue poïétique l’acte photographique chez Lejona procède d’un dialogue visuel qui trouve son impact aussi bien dans l’édition à travers des portfolios thématiques que dans le cadre de l’exposition.
De même, qu’il s’agisse de travaux personnels ou de commandes, n’en déplaise aux puristes, l’esprit humoristique, tout comme la dérision cachée, sont présents, parfois de façon latente, dans beaucoup de ses images.
Toujours à la recherche de l’insolite dans la quotidienneté, Andrés Lejona est stimulé dans son travail par les confrontations les plus diverses. Ses pérégrinations sud-américaines, pendant huit ans, mais aussi ses expériences journalières actuelles au Luxembourg témoignent de son esprit d’ouverture et de son goût pour l’aventure. Malgré les différentes épreuves dans sa vie professionnelle et privée, il continue d’approcher le réel avec une certaine fraîcheur et avec beaucoup de créativité.
La photographie pour lui, vous l’avez compris, c’est le lieu de la rencontre. Il n’y a pas de portrait quand il n’y a pas de relation entre le photographe et son modèle. Cette complicité, Andrés Lejona l’exploite dans ses mises en scènes qui sont des allégories de la vie quotidienne symbolisant les activités et les pensées des protagonistes, parfois incarnant même leurs vices ou leurs vertus.
Comment interpréter le portrait de« Béatrice », artiste et ex-danseuse, dont les longs cheveux noirs sont retenus par les épines du cactus qui l’immobilise en créant une tension entre liberté et dépendance ? Ou que lire dans celui de Camilo, peintre, qui avec sa tronche de macho dominé, se fait enlacer par deux femmes qui se servent de ses cravates pour le ridiculiser.
Que dire de « Deborah », cette femme au bord de la crise de nerf qui pousse son cri désespéré contre le coq noir d’une girouette menaçante ? On sent qu’au moment de la prise de vue, cette vidéaste anglaise était dans un dilemme artistique, entre l’action désespérée et l’attente de moments plus propices à la création.
La photographie, ici, fixe aussi le temps suspendu, symbolisé par le réveil posé sur le fauteuil et la télé sans images s’opposant au dynamisme alarmant du modèle.
Elle est aussi fortement symbolique par rapport aux enjeux artistiques quand dans « Hans », le libraire se couche sous les livres d’art devant la réplique d’un ready made de Duchamp et sous le regard inquiétant des statuettes africaines.
Dans le portrait magnifique de Martin Parr, métaphore de la photo comme expérience cognitive et spirituelle, le photographe, connu pour son humour acerbe, ferme les yeux pour montrer que la photographie n’est pas seulement un enregistrement visuel mais une construction mentale. Le reflet des mains dans les verres illustre la déformation de la réalité par la magie de la lumière.
Chaque image de Lejona est dotée d’une énergie électrique qui émerge de cette tension entre l’objet et l’être humain. Contrairement aux apparences, ses modèles, en victimes consentantes, arrivent, avec la connivence du photographe, à maîtriser la situation.
La mise en scène qui préfigure ces portraits, toujours subtilement orchestrée par l’artiste mais aussi animée par les rôles auxquels les sujets s’adonnent, crée une narration visuelle qui stimule l’interprétation. Ainsi, le spectateur, tout en gardant une certaine distanciation face au déroulement de la scène, se laisse facilement prendre au jeu.
Il y a donc peu de place pour le purement psychologique dans cette série de portraits qui d’une façon ou d’une autre fait resurgir les propres craintes de l’artiste qu’il sait masquer magistralement par une rhétorique de l’image qui nous fascine.