La Vallée. Une archéologie photographique.

  « La Vallée. Un nom générique pour qualifier les vallées du Gier, de l’Ondaine, du Furan…, qui ont été le berceau des proto-industrialisations et des révolutions industrielles du XIXe siècle. Pendant une dizaine d’années, Nicolas Giraud et Bertrand Stofleth ont parcouru et arpenté ces vallées, de Lyon à Saint-Etienne, de la Loire au Rhône, du massif du Pilat aux monts du Lyonnais, en ont photographié les paysages, en ont rencontré les habitants et tous ceux qui s’intéressent au bassin versant du Gier et ont participé à son histoire. Ils ont interrogé les spécialistes, amateurs et professionnels, sans hiérarchie aucune, ouvriers, écrivains et essayistes, philosophes, journalistes, sociologues, politistes, conservateurs de musées et du patrimoine, archéologues, historiens, botanistes, agronomes…. La Vallée est le résultat de cette enquête où le paysage fait sens dans son feuilletage temporel.
« 

Au centre de la grande salle et de l’exposition, une ancienne baraque de chantier démontable en tôle, issue des Ateliers de Constructions Métallurgiques Jean Faure à Firminy, incarnation de l’histoire sidérurgique et métallurgique du territoire et métonymie de ce qui s’est joué depuis le XIXe siècle entre l’économie internationale de l’acier, y compris la Grande guerre, et tous les gestes du travail, l’abandon industriel et la récupération comme cabane de jardin. À l’intérieur se mêlent les voix d’Isabelle Cipris et de Jean Vigouroux, membre de la Société d’histoire de Firminy, qui en racontent l’histoire et en expliquent le processus de montage.

Tout autour une trentaine de photographies, une station de lavage automobile, une vitrine, des machines, un transformateur électrique haute tension, un piquet de grève… Les images, comme autant de fragments aux échelles changeantes, d’absences collectées, d’interstices d’un territoire multiple, se lient entre elles, s’associent en mosaïque d’une unité paysagère où, sous la médiation photographique d’une accumulation visuelle des passés, le remuement de la vie semble couver ou frémir. L’ailante, le buddléia, le peuplier… se sont approprié les fentes, les joints, les fissures du béton et du bitume, s’épanchent en conquête des cours et des bâtiments délaissés (Saint-Chamond 2016) ; ensemble, en succession dans la profondeur du champ, la station de lavage automobile, la centrale à béton et le club de remise en forme sur fond des côteaux du Jarez (L’Horme 2015) ou les couleurs vives des bâtiments commerciaux de la zone commerciale 2 Vallées face au confluent du Gier et du Cotéon (Givors) signent la représentation d’un style de vie, l’emprise industrielle, la déprise et la reprise en continuités et discontinuités.

Au premier regard, des lieux sans qualité, voire quelques non-lieux selon la caractérisation d’anthropologues contemporains. Mais ces lieux en marge, en détour des centres villes, dont les noms s’égrènent le long de la voie ferrée Saint-Etienne Lyon – une des premières mises en service en France et marquée par de nombreuses innovations dans la première moitié du XIXe siècle -, font image en « tentative d’épuisement du paysage ». La photographie du Guizay à Planfoy ne déroule ni ne documente le panorama sur Saint-Etienne, la vallée de l’Ondaine, les Monts du Forez ou du Lyonnais même s’ils percent un horizon de brume ; elle déplie les strates qui construisent l’histoire d’un paysage. Dominant la pelouse et la lande d’arbrisseaux, l’émetteur hertzien datant des années 1960, le transmetteur TDF, les pylônes de la ligne à haute tension et la statue en métal du Christ élevée en 1934 sur la colonne en béton en forme de croix en questionnent les dates autant que les signes et les symboles.

La démarche d’archéologie visuelle du paysage enclenche aussi bien l’histoire des vallées, des sites gallo-romains aux emprises textiles de la campagne, aux teintureries, aux forges, aux verreries, de la succession des crises, que l’imaginaire d’un récit, en mémoire d’actualité des passés industriels : un épouvantail revêtu d’un gilet jaune (Saint-Etienne – La Talaudière 2019), le jaune soufre et le rouge brillant d’un bâtiment industriel (Saint-Etienne 2014), un sac de frappe et un coq sur un terrain vague gardé par un chien enchainé (Saint-Chamond 2017), des sacs d’une société de Café Cacao à côté de bidons de lubrifiant industriel ou, datée de 2013, une des deux photographies qui ouvre l’exposition, confrontant des affiches syndicales, des affiches d’un parti extrémiste de la campagne présidentielle de 2012 et des affiches de cirque (Andrézieux-Bouthéon)…

La sélection d’images présentées dans l’exposition est ainsi invitation à suivre les déambulations, les détours, les rencontres, à pénétrer le déroulé de l’enquête et à s’y immerger. Au travail de relevé des photographes, l’image anecdotique devient extractive, un support de connaissances qui lui est propre, une surface à creuser dans toutes les temporalités paysagères capturées par le cadrage en 35 mm ou révélées par « l’inconscient optique ». Conçue dans l’exposition comme une interface, chaque image s’ouvre à l’exploitation de ce qu’elle contient, à l’évidence des images parentes, avant, après, à côté, autant qu’aux failles de sens et au fil tiré des histoires singulières. Le dispositif, pensé en hypermédia, par le biais d’un cadrage de la photographie accrochée avec un smartphone ou une tablette, est augmenté d’une légende et d’informations historiques sur les signes, les symboles et les traces temporelles visibles ou imperceptibles : l’image du pont, de pierre, bois et métal, reliant un ancien moulinage de passementerie du XIXe siècle à une maison de maître de 1906 (La-Terrasse-sur-Dorlet) déroule, à travers l’hypermédia, toute l’histoire de l’occupation du site, bureau d’étude des Aciéries de la Marine, camp de jeunesse, occupation par l’armée allemande puis les FFI, camping-caravaning, dancing et maison de joie avant l’abandon et le rachat par un particulier ; une barrière et des grillages du XXe siècle précèdent les vestiges du pont syphon sur la Durèze de l’aqueduc romain (Genilac) qui, au IIe siècle captait les eaux du Gier pour alimenter la colline de Fourvière ; au dos de l’A47, les crassiers de déchets sidérurgiques du XIXe siècle devancent la chapelle et la statue de la Madone érigée sur la base du donjon du château du XIIIe siècle (Rive-de-Gier). Isolé dans sa singularité précisément localisée, le lieu prévaut et devient paysage par l’exemplarité d’une ou plusieurs de ses caractéristiques.

Chaque image est ainsi, par écran interposé, une porte d’entrée vers de multiples récits d’histoire, de séquences de nouvelles images et de textes de divers « spécialistes », écrivain et essayiste, philosophes, historienne et historien, journaliste sportif, sociologues, conservateur du patrimoine, archéologue, botaniste… qui documentent, informent, questionnent La Vallée, la fouillent en archéologues du visuel. L’observation dans la durée des territoires, les changements ou leur absence, l’ approche empirique et dialectique à la fois, la posture documentaire focalisent l’image à l’équilibre de l’empathie et de l’objectivité, du vécu et de l’approche scientifique, par un regard d’échange et de questionnement à deux, un et dual : « La part du photographe est moins grande qu’on ne l’imagine parce qu’il y a aussi l’importance du lieu, sa lumière et ses spécificités ; la signature tend à s’effacer au profit d’un dialogue avec le territoire. » (Pauline Jurado Barroso, Entretien avec Nicolas Giraud et Bertrand Stofleth. La Vallée, une archéologie photographique, 2017).

Dans ce travail en binôme d’exploration en temps long, d’allers-retours réitérés pour révéler les visibilités, construire des échelons de compréhension, d’impasses aussi, où n’apparait qu’une signature double, la démarche, le contrat que se sont passés les deux photographes, ont quelque chose de la construction d’un mythe, celui de l’âpreté du territoire et de sa résilience, des hommes qui l’ont fait et de leurs luttes. Sur la ligne Saint-Étienne-Lyon mise en service en 1832 par la Compagnie du chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon, le sifflet des Fives-Lille et le roulement sonore des wagons chargés de charbon sont un souvenir. Subsiste le site des ateliers de construction de la compagnie, vendu en 1990, aujourd’hui occupé par un terrain de combat airsoft (Givors), les crassiers, le chevalement du puits des Combes (Saint-Etienne (La Ricamarie)) ; témoigne, au puits Couriot, le monument aux morts réalisé en 1920 par Paul Graf qui réunit le poilu et le mineur : « La société des mines de la Loire à ses collaborateurs morts, victimes de la guerre et du devoir » (Saint-Etienne) ; ou, comme le signal, le gardien et le dépositaire d’un passé des prolétaires et des luttes de classe, visible du train Lyon-Saint-Etienne, la cheminée-château d’eau, dernier témoin des Verreries de Givors.

Sur le canal de Givors, creusé à la fin du XVIIIe siècle entre Loire et Rhône, aujourd’hui recouvert par l’autoroute A47 (La-Terrasse-sur-Dorlet, camping-car avec la vignette des autoroutes 2017), ne circulent plus les rambertes ou les sicelandes (embarcations plates) chargées à l’aller de charbon et au retour de sable pour les verreries de Rive de Gier. Au barrage du Dorlet, le toit d’une voiture immergée ouvre l’imaginaire d’une autre enquête (La-Terrasse-sur-Dorlet). Les images n’expriment pas une nostalgie, plutôt une attention, contemplative et critique à la fois, à tous les signes, les symboles, les traces d’un paysage palimpseste ; elles mettent en tension la visibilité des sites et de leurs composantes, inscrites ou non au patrimoine, comme archives de la proto-industrialisation et de l’industrie du pays noir.

Dans leur presque absence de l’image – dans l’atelier d’armurerie (Saint-Etienne), ailleurs perçus derrière le parasol d’un piquet de grève (Lyon) ou masqués par leur tenue de travail (Saint-Héand) – les hommes et les femmes se décèlent partout dans l’apparente immobilité paysagère où l’on devine les solidarités – un des textes évoque la procédure collective de reconnaissance des maladies professionnelles menée par les verriers -, les rivalités, les oppositions – ville bourgeoise et ville ouvrière – et les défis territoriaux (Lyon 2015. Dernier derby Lyon/Saint-Etienne dans le stade Gerland), les crises et les renaissances multiples, plus éclatées, plus fragmentées : le lotissement « Plein soleil » à La Ricamarie, l’armurerie depuis les premiers fusils Verney-Caron du début du XIXe siècle jusqu’au premier LBD (Saint-Etienne), l’optique pour la photographie et le cinéma (Saint-Héand), les pneumatiques…
Dans cette anthologie photographique de l’emprise disparue de l’industrie, du révolu et du présent, le couloir de circulation – l’aqueduc, les rivières, la voie ferrée, les routes et l’autoroute, le canal -, semble se soustraire à la vue dans la représentation de ces lieux sans qualité, que souvent ne traverse que la brièveté d’un regard peu concerné. Pourtant un détail, une couleur, une construction ou une friche… dans leur désordre apparent, un cadrage et le titre des photographies rendent présentes l’invention, la circulation et l’activité incessantes et intenses qui le modèlent depuis le XVIIIe siècle comme l’apparente torpeur des espaces traversés. Autant que les empilements de temporalités et d’obsolescences des paysages extérieurs, le changement d’échelle, la focalisation sur un ou plusieurs objets rassemblés – l’étagère sur laquelle voisinent essence de térébenthine, teinte à bois, vernis, laque, électrode de soudure… (Saint-Etienne 2016), l’atelier de fabrication du fusil superposé (Saint-Etienne) ou encore le panneau de commande (Saint-Chamond 2016) -, initient dans la même démarche documentaire, avec l’augmentation numérique, un dialogue des mobilités et des usages avec le territoire.

L’accrochage déplie ces changements d’échelle et ces dynamiques. Les paysages en vue d’ensemble des fonds de vallée et des hauteurs des monts ouvrent l’exposition dans la grande salle, puis les photographies engagent le visiteur dans les questions liées à l’industrie, au travail, jusqu’à en pénétrer les lieux intérieurs, l’emmènent vers les activités industrielles d’aujourd’hui, le réemploi, les résiliences et les opacités du territoire, signes d’autres conjonctures historiques.

Le travail d’interaction et de partage entre les deux photographes, les gestes d’attention contextualisés au territoire, qui font de La Vallée le paysage exemplaire des histoires, petites et grandes, du déploiement et des crises de l’industrialisation, composent la grammaire visuelle d’une posture à la fois critique et de séduction visuelle, que l’exposition confronte, dans les deux petites salles du Centre photographique, aux projets autonomes de chacun d’eux, New Sites of Technology (2022) de Nicolas Giraud et Recoller la Montagne (2019-2020) de Bertrand Stofleth.

Dans leur démarche d’enquête pour La Vallée, les deux photographes affirment l’influence des New Topographics (Lewis Baltz, Stephen Shore, William Eggleston…). Avec New Sites of Technology, des photographies du paysage intérieur des technologies qui produisent « les apparences du monde », Nicolas Giraud réinvente la représentation des « limites de l’information photographique », sa « subversion » telle que la développait Lewis Baltz dans Sites of technology (1989-1991). Les photographies « robotique », « câblage », « supercalculateur », « capteur », cliniques et opaques, pourraient être prises partout ou nulle part. Elles ne disent rien de ce qui se joue. Elles ne sont que les hypothèses d’une irreprésentabilité. Dans la techno-modernité des centres de calcul et des laboratoires de l’information, il n’y a rien à voir, que le constat d’une impuissance spéculative.

En une dizaine de photographies, précisément documentées dans les deux salles, et un film, Bertrand Stofleth présente un ensemble, créé lors d’une résidence en 2019-2020 à la Maison Forte de Hautetour (Haute-Savoie), des différentes façons de vivre avec la montagne, dans sa dimension de risque physique et anthropique. Un léger trouble provoqué par un temps de pose long et une ouverture en grande profondeur de champ perturbent le calme apparent (Cerf d’Europe et bloc de gneiss) des paysages ludiques de l’anthropocène, auscultant, entre inconscience temporelle et absurdité géomorphologique (La Folie Douce ; Piste de ski du Kandahar, Les Houches), les vulnérabilités de la montagne (« Catastrophe de Tête-Rousse » du 12 juillet 1892, Cerf d’Europe et bloc de gneiss), les bouleversements des sols et du climat (Moraine Pilier des Drus ; Retenue collinaire et lac artificiel de nivoculture), les fragilités des roches (Falaises et filets pare-pierres), l’érosion (Élément de béton et captation d’eau sauvage) et les conséquences de la pollution (Belvédère du Montenvers).
Le film Ghost Mountain présente l’animation graphique, en vision holographique, des données rassemblées sur les éboulements de ces dernières années, traitées par le laboratoire de l’Edytem (Environnement dynamique des territoires de montagne). La tridimensionnalité restitue les modifications par effondrement des versants de trois sites du massif du Mont-Blanc, ouvrant l’imaginaire en tension entre ce qui a disparu et ce qui continue d’exister dans les représentations.

Les trois expositions en une, autant que ce que le cadre et le hors champ de la représentation révèlent des temporalités paysagères, socio-économiques et politiques des sociétés passées et présente, invitent ainsi à la réflexion et au récit de ce que peut dire, ou ne pas dire, la photographie.