« Les tables ont-elles une vie ? Table de cuisine, de salle-à-manger, de travail…, la figure, plurielle, dans l’idée de création, de rêve et de partage quotidiens, positive ou négative, espace de convivialité ou de solitude, n’est rien moins qu’anodine. Et s’il en était besoin, la plaque émaillée trouvée d’Ana Jotta, Amador profissional, qui ouvre l’exposition (Table 1) rappellerait que l’attention aux pratiques artistiques intimes et domestiques, au-delà d’un présent de repli imposé, est un acte politique.
L’idée, à l’amont de l’acte créateur, qu’il soit matériel ou immatériel, n’a pas de lieu et de temps privilégiés, mais à la production, et, encore aujourd’hui, dans une société où le pouvoir et la reconnaissance restent largement genrés, la table, peut-être plus encore la table de cuisine, est objet et métaphore autant des rapports intimes que des tensions « extimes » de l’intérieur à l’extérieur, de la convivialité à la solitude, de la contrainte à la liberté.
Imaginez, trois salles d’exposition. 50 tables (une des tables, la 26e, la « table des invités », est réservée aux amis du Crédac). 49 artistes, invités à envoyer, par courrier, depuis la sociabilité réduite de leur espace de création et d’échange, idées et propositions, modestes à l’échelle du plateau d’une table, bricolées ou abouties, esquisses et maquettes, l’attitude plus que l’objet en acte de résistance. »

Chaque table, en formica, en bois, en contreplaqué, peinte, vernie ou à l’état brut – à la surface retravaillée, faite œuvre, comme la table des invités -, carrée, rectangulaire ou ronde, émerge comme une île, habitée et modelée par des recherches évolutives de forme dans des univers en deux ou trois dimensions (Raphaël Zarka, Étude pour une première construction de Peter Halt), par des propositions poétique, philosophique (Bojan Šarčević, Vertèbre dormant), satirique (Mathis Collins, Dopamine) ou érotique (Jean-Charles de Quillacq, Boyself (la collaboration)), presque toujours ambivalentes (Katinka Bock, Toxic J).

Chaque table, plus ou moins équivoque, est théâtre de la pensée et de l’imaginaire en action, une pièce intime qui se joue, une chorégraphie de micromouvements sur partition autour d’objets (Noé Soulier, Self-self-conscious), une rêverie en forme d’escapade. Espace en réduction, notamment pour les artistes privés des performances qui constituent le cœur de leur travail, elle est le lieu d’une pièce en attente d’être jouée (Flora Bouteille, De fausses armes dans la vie, de vraies armes dans les images), d’une cristallisation de souvenirs de voyages sous forme d’une collection d’objets rapportés (Paul Maheke, L’ŒIL du diable).

Agencés sur le plateau de la table en une composition abstraite, quelques objets (miroir sans tain, photographie de jalousie, tissu) « questionnent les notions d’identité et d’opacité, d’anonymat, de protection, de surveillance, le droit d’être vu et celui de ne pas l’être » (Kapwani Kiwanga, Mantle). Un chemin de table, selon les images et les volumes qu’il ordonne, les références qu’il convoque, se révèle festif ou menaçant (Soraya Rhofir, Les Deux Sexes).
De cuisine ou de salle à manger, la table est l’espace où se déploient les parfums du repas partagé, l’espace où les odeurs du dehors n’ont plus place. En faisant de la table, du flacon de parfum Aubervilliers qui y trône au milieu de papiers de calage, le support d’un paysage olfactif de la ville, un mélange d’odeurs captées lors d’une marche quotidienne entre la station de métro et l’atelier, Morgan Courtois inverse les sens.

Pas de discours explicatif ou de théorie globale, mais, comme empruntant le pas de la micro-histoire, un jeu d’échelles, où le singulier, l’intime, le modeste disent l’état du monde : les dessins d’aquarium sur reçus de courses alimentaires de Jorge Satorre (Mes poissons) mettent ainsi en abyme l’inadaptation de nos vies ; les figurines au sourire figé de Pierre Ardouvin (Petit monument éphémère, la grande roue et les amis), la maquette blanche de cafétéria d’Ethan Assouline (Disparaître (J et moi)) mettent en scène la perte du vivre ensemble, l’illusion dérisoire d’un bonheur confiant en l’avenir ; la correspondance fictionnelle (News from Friends) de Boris Achour – les cartes postales désuètes d’excuse des artistes défunts qui le nourrissent – entraînent le visiteur, au-delà de la perte et de l’absence, dans un partage de complicité et d’amitié artistiques.

À ces jeux d’échelles, l’imaginaire déborde des dimensions de la table, se répercute de table en table, bouscule l’horizon de la contingence, s’épanouissant en rhizome dans l’approche fine des recherches des artistes, de leurs cohérences comme de leurs contradictions créatrices (Roxane Borujerdi, Vase, dessins, modules), de leurs explorations en écho aux pratiques combinatoires d’autres artistes, de leurs enquêtes et de leurs rencontres aux dimensions historiques et politiques (Simon Boudvin, Bote-chu & Sèllatte).
La fiction artistique manipule, par négociation, le temps quotidien de l’exposition, questionne le capital social comme somme des relations d’échange liées par l’équivalence abstraite de la valeur (Eva Barto, Manque à gagner). Un verre d’eau (Louise Hervé & Clovis Maillet), brisant les distances, nourrit, en rencontres, une pensée de l’intersection, entre reconstitution, archéologie et imagination d’un monde d’après.

La pandémie et, plus largement, l’assombrissement des temps à venir par la dérive productive et consumériste, réactivent ainsi vanités et images poétiques (Sheila Hicks, Je voudrais être une vague) et mystérieuses de l’océan, découvrant, plus loin que la surface de la table, un ailleurs fragile propice à la méditation (Dominique Ghesquière, Océan). Par delà les mers, d’Okinawa à Ivry, Shimabuku emmène le visiteur dans un monde de poésie sans frontières, un monde de tous les possibles où un galet, posé sur la table, exposé à la juste lumière (Stone on my Table), connecte les êtres à travers leur propre état contemplatif.

Le dessin à l’encre et au crayon d’un motif de nappe traditionnel sur une nappe de soie fine et satinée, tachée, posée sur une table de cuisine, suspend le temps d’un été, l’éprouve en apesanteur (Anne Bourse, Wish July is still up so August can come soon). La table – le plateau autant que l’en-dessous -, en mirage de profondeur par l’effet d’un miroir, est socle et dispositif muséographique d’illusion (Charlotte Moth, Placements), espace où la main, pose, range, déplace objets et sculptures qui, dans leur combinaison, leur arrangement, ordre ou désordre, leur capacité à se mouvoir, font récit Victor Yudaev (Table d’écriture).

Dans l’économie critique d’un monde où « tout se commercialise et s’achète », l’objet du quotidien, le rebut, l’objet trouvé et collecté s’enfle de fiction, riche autant du hasard que de la quête. Faisant Les Cent Pas au téléphone, Jonathan Loppin joue une partie évolutive et incertaine, où, sur l’échiquier de voyage, des billes trouvées de pierre blanche, différenciées par leur seule taille, remplacent les pièces. Gaëlle Choisne, interrogeant le sens d’un jeu incomplet et dépareillé de cartes trouvées au gré de ses balades, l’inscrit dans l’univers du rap et de la drogue (Au DD, 2010-2020, 39 cartes à jouer). Estefanía Peñafiel Loaiza, dans une composition de jouets, de morceaux de miroirs, de pierres, de coquilles, d’outils, d’images et de coupures de presse… mesure, autour de l’illustration photographique d’une possible parole des « subalternes », le silence de l’enfermement (Measuring silences). D’un morceau de miroir monté en racloir sommaire, offrande ou relique dans sa présentation de velours sombre et de satin, Delphine Coindet (Un outil) cultive la « pensée sauvage » d’une performance à venir.

L’outil et le geste, les lames de cutter d’Eric Baudart (Matter Matters), assemblées en équilibre sur une plaque de découpe, absorbent et réfléchissent la lumière des hautes fenêtres de l’ancienne manufacture. Utilisant l’imprimante et les boîtes d’archivage, Elsa Aupetit et Martin Plagnol ( Kiösk, Boîte à images) transforment leur collection d’images trouvées en jeu de stratégie et de collage surréaliste. Polarisant, par aimant, de la limaille de fer en accrétions vives aux formes hybrides, Véronique Joumard (Wood) en fait une métaphore de la flore adaptée aux paysages extrêmes de la montagne et du désert. L’Épi de Gyan Panchal, en forme de rafle et de pédicelles, ou arête d’un poisson fabuleux, en réflexion des nœuds entrelacés du squelette articulé de Bojan Šarčević, transmute le reste de jouet trouvé, dysfonctionnel, en forme sculpturale. 

Éloignée des artisans et des fabricants qui font œuvre avec eux – même si pour certains elle constitue leur démarche habituelle – la pratique des artistes est modeste, à l’échelle de la table, mais elle risque « la perméabilité » entre l’espace familial et l’espace d’exposition, créant des scènes d’intérieur qui jouent ainsi des sens (Sarah Tritz, You’d lay your tongue across my art), convoquent ou troublent de multiples références plastiques, littéraires ou cinématographiques (Mimosa Echard, Gollum  ; Aurélien Froment, Le Ventriloquiste). La table, espace convivial de la préparation et de « la satisfaction des besoins nutritifs » (Tiphaine Calmettes, Sympathie, contagion et similitude), est aussi le support d’une réflexion sur la « manière de nous relier au monde et la manière dont nous pouvons revisiter et réinventer nos usages ».

Hugues Reip bricole une œuvre de poche (0,25) contenue dans une valise, un « univers esthétique de petites sculptures réalisées de manière quasi spontanée avec des matériaux à portée de main (clou, gomme, sucre, trombone, papier, ressort…) ». Dans un protocole de routine inspirée de son quotidien, Corentin Canesson (Retrospective My Eye 2) exprime sa frénésie de peindre en 112 acryliques sur papier, empilées en manière d’éphéméride, tandis que La Ribot (Cosas) constitue sa table « idéale […] variable et capricieuse comme la vie » au fil des jours par l’envoi aléatoire de cartes postales tout au long de l’exposition. Avec le simulacre d’un fragment de mur de grange érigé en bronze, percé d’un œil lumineux intermittent comme un murmure au visiteur, Francisco Tropa (Mur Mur) invoque son atelier futur.

Par quelques gestes simples, Thomas Teurlai (P.A.P.R. Powered Air Purifying Respirator), s’inspirant du matériel médical médiéval et de celui utilisé aujourd’hui en zone toxique, détourne et assemble éléments organiques, objets récupérés, moulages sur un bureau, lui aussi récupéré, pour créer une « sculpture à usage », entre déguisement et outil improbable de survie dans un monde post-apocalyptique. Ne reste-t-il plus alors comme refuge sur une Terre de chaos, à l’instar du roman de Jacques Sternberg, que L’Éternité par les astres, ou, à l’image de la maquette élémentaire de fusée en contreplaqué bakelisé couchée sur le flanc de Nelson Pernisco, que la perspective d’un éternel retour ? Reliant histoire personnelle – les rituels funéraires accompagnant le décès de son père -, et actualité – l’explosion du hangar numéro 12 sur le port de Beyrouth -, Nour Awada raconte une histoire de destruction et de ruine où le temps n’a plus de place, texte et œuvre en traduisant l’épreuve (Walimat El Azaa), demain comme un mensonge. Mais le visiteur doit-il céder à la tentation de tout comprendre, interroge avec humour Koenraad Dedobbeleer (Everybody Makes Sculpture Every Day, Whether In the Way They Wad Up the Newspaper Or the Way They Throw a Towel Over the Rack).

Liz Magor, en moulant de caoutchouc de silicone un bulbe d’amaryllis qu’elle présente sur une feuille holographique, ouvre l’histoire, entre végétal et minéral, de la « résilience » équivoque (Spring) des plantes dites d’intérieur. De l’extérieur au musée, il y a « un glissement, un changement d’état » où le vivant est transformé en artefacts, en spécimens dont Ali Cherri (La Mort dans l’âme) explore l’interstice, « ce moment de bascule sémantique où la nature devient objet scientifique ».

Pendant le confinement, la lutte continue, Marcos Ávila Forero (73.031 – Muro Negro) a ainsi « consacré son temps au documentaire-fiction La Lumière des Balles – l’Obscurité de l’oubli qu’il coréalise avec le géopolitologue Léo Raymond et l’association Ciudadanías por la Paz ». Pour son installation, l’artiste a puisé dans ses archives, entretiens auprès des organisations sociales paysannes ainsi que des « Mères Fouilleuses », qui documentent les disparitions forcées dans le cadre du conflit civil en Colombie.

Conçue comme un archipel d’idées, un bruissement des imaginaires, l’exposition s’ouvre à la liberté d’une émergence de la pensée, d’une méditation contemplative comme au surgissement du doute créatif et engagé. Le visiteur peut y poursuivre la cohérence du parcours numéroté, prélevant au passage les correspondances, les harmonies, les oppositions de dialogues multiples. Il peut y moduler à gré, dans un cabotage d’idées, de formes, d’assemblage, de confrontations, un vagabondage dans les images et les dynamiques des temps incertains.