En mai 2015, à la galerie Trigano, se tient une exposition de peintures récentes de Bernard Dufour. Né en 1922, l’homme poursuit son œuvre érotique. La publication de l’ouvrage L’œil du désir alliant le texte de Catherine Millet aux peintures et aux oeuvres photographiques de Bernard Dufour accompagne l’exposition et esquisse une sorte de bilan de la pratique créatrice de l’artiste autodidacte qui exposa pour la première fois en 1949.
Depuis ses débuts, la peinture de Bernard Dufour est érotique et c’est en qualité de critique et d’historienne de l’art mais aussi, en tant qu’amie et femme passionnée par l’activité libidinale, qu’intervient Catherine Millet. En 2001, son autobiographie La Vie sexuelle de Catherine M, plaçait le désir au centre. Le texte était sans complaisance pour la narratrice et l’on se laissait facilement gagner par la fièvre de l’identification. L’analyse de Catherine Millet tend aujourd’hui à montrer comment Bernard Dufour réalise son autobiographie érotique par la peinture. Toujours il se peint dans l’acte désirant, toujours il peint celles qui l’accompagnent. D’autres peintres ont été inspirés par leur vie amoureuse, Rembrandt déjà immortalise le visage de Saskia puis celui d’Hendrickje. Mais rarement un peintre n’a réalisé avec tant de constance son autobiographie érotique. Catherine Millet souligne la rareté du phénomène dans l’histoire de la peinture pourtant si fréquent dans les productions littéraires. Sans doute est-ce dû à la cruauté de l’image peinte, à la lenteur que suppose son exécution, là où la photographie renvoie au caractère furtif de l’instant. On pense alors à l’œil qui se repaît inlassablement du spectacle de la nudité, caressant les peaux jusqu’à les percer, les capturer, les représenter.
Peindre sa vie sexuelle revoie alors à la pulsion scopique qui hante toute figuration du désir en action. Bernard Dufour est soucieux de la ressemblance, il vise donc la vérité de l’expérience, ce qui aurait un lien avec la jalousie. « Les grands consommateurs d’images tout comme ceux qui produisent ces images, les amateurs d’art et les artistes, sont possédés par le désir de voir, de voir toujours plus, mieux, plus loin, plus près, et ce désir est en tous points comparable à la hantise du jaloux qui lui aussi veut s’approcher, surprendre, voir, savoir exactement, avoir la preuve de la trahison, en souffrir, et sans doute en jouir. » analyse Catherine Millet.
Les reproductions des toiles, présentes en grand nombre dans l’ouvrage de bonne facture, révèlent, malgré la constance du thème, des évolutions dans son traitement. Ainsi Bernard Dufour a traversé, à la fin des années 50, une période où les corps étaient emprisonnés dans une gangue de formes abstraites. Puis la figuration onirique est revenue avec constance jusqu’à nos jours. Catherine Millet parle de la maladresse gestuelle du peintre dont elle compare l’expressivité à celle de Marlène Dumas. Les dernières œuvres de Bernard Dufour, qui a repris le chemin de l’atelier, sont les plus déroutantes. La gamme colorée s’est radicalisée laissant se confronter les couleurs primaires dans le contact des chairs. Laure, son amante, est toujours là, sa jaune nudité éclate dans le magenta des étoffes qui la soulignent et la dissimulent. C’est Laure dans ses coussins, une huile datant de 2015. L’érotisme ne va pas sans la menace ou le sel de la mort, aussi, les visages creusés et les corps fantomatiques traversent l’œuvre depuis ses prémices.
Dans L’œil du désir, il ne s’agit pas seulement de revenir sur la position artistique de l’homme de 93 ans, mais d’inviter le lecteur à pénétrer un monde à part, celui du Pradié, la maison de l’artiste. Des photographies qui accompagnent les reproductions des peintures montrent les visages de ceux qui sont liés d’amitié avec Bernard Dufour depuis plusieurs décennies. On croise entre autres les visages de Pierre Guyotat, Dado, Denis Roche, Marc Desgrandchamps, Jacques Henric, Alain Robbe-Grillet, et bien sûr Catherine Millet. On découvre également des photographies érotiques de Martine, aujourd’hui décédée, et Laure, ses compagnes. Ces clichés amoureux, qui ont parfois inspiré des toiles présentées en regard dans l’ouvrage, ont aussi fait l’objet de publications de la part de Bernard Dufour sous forme de Portfolios publiés par les éditions Chez Higgins.