La « Voie lactée » de l’art contemporain

Neuf ans après la biennale de son mari Massimiliano Gioni, porte ouverte à l’imaginaire brut et contemporain, Cecilia Alemani propose avec succès sa biennale intitulée The Milk of Dreams, Le lait des songes – dont le titre est emprunté à l’artiste surréaliste Eleonora Carrington. Cette 59e édition se présente sous le signe de l’artiste femme, du genre non-conforme et des minorités artistiques dont l’esthétique rompt avec les canons de l’art contemporain. Si l’approche anthropologique de l’image, selon Gioni, nous avait fait découvrir de nouvelles positions d’art brut, la sélection d’Alemani répond, en contrecarrant le système universel, avec de nouvelles formes locales d’identités, élevant les pratiques artisanales et artistiques ethniques au niveau de l’art contemporain.

Beaucoup des 213 artistes qu’elle a sélectionnés pour la force magique et le caractère symbiotique de leur travail artistique, se situent au croisement des traditions folkloriques et des nouvelles possibilités de transformations en juxtaposant l’organique, l’humain et le post-humain. Certaines de ses positions, notamment sud-américaines et africaines, renvoient à la figure féminine comme une espèce de Terra Mater, entre matérialité et spriritualité. C’est le cas d’artistes comme Sandra Vasquez de la Horra, chilienne grandi pendant la dictature de Pinochet, dont les peintures, dessins et reliefs en cire, présentés sous forme d’installation sculpturale, évoquent les rites et mythes sous une perspective féminine, mais expriment aussi la vulnérabilité des femmes ainsi que les violences subies.

Néanmoins, si les forces « indigènes » et empathiques semblent fusionnelles, l’ensemble de l’exposition principale au Giardini et à l’Arsenale ne manque pas de ruptures esthétiques intéressantes.
Les mots de Barbara Krüger, toujours aussi forts, dans une installation maîtrisée renvoient plus à un art cérébral, conceptuel, dialectique et immatériel qu’à l’expression d’un renouveau de matérialité, de sensibilité et d’« émotionnalité » qui marque la tendance générale de cette biennale.

Ruptures voulues aussi entre le retour aux mythologies personnelles /collectives d’une Cecilia Vicuña (lion d’or pour sa carrière) et les positions post-humaines d’artistes qui à travers l’impact technologique font éclater les limites entre corps et objets en évoquant de nouvelles alliances hybrides des espèces.
Scission aussi avec les éditions précédentes car cette biennale « qui n’est pas une biennale de femmes », selon Alemani, est tout de même représentée par 80% d’artistes-femmes. De même le lion d’or pour le/la meilleur(e) artiste a été attribué à l’afro-américaine Simone Leigh et pour le meilleur pavillon à l’artiste britannique noire Sonia Boyce, aussi deux femmes, cela va de soi. (Katarina Fritsch, autre lion d’or pour la carrière qui s’ajoute à celui de Vicuña)

Alors que le grand art de Leigh triomphe majestueusement, l’installation de Boyce crée un espace d’énergie et de connivence à travers les performances de quatre chanteuses qui défilent sur des écrans qui sont posés sur une installation d’images géométrisées couvrant la totalité du pavillon sous forme de papier peint photographique. Entre cacophonie auditive et impressions kaléidoscopiques visuelles, l’artiste britannique donne, avec Feeling Her Way, une nouvelle voix et image à la communauté noire de Grande-Bretagne.
Plus cinématographique que musical, le pavillon français (Mention spéciale) de Zineb Sedira, artiste franco-algérienne vivant à Londres, questionne la résistance culturelle algérienne et nord-africaine sous forme de mise en scène de plateau de film et de projection très réussie même si le décor semble par moment l’emporter sur la profondeur des propos. La résistance culturelle prend une toute autre image dans le pavillon polonais qui expose l’artiste polonaise Rom Malgorzata Mirga-Tas. Son installation intitulée Re-enchanting the world composée de dessin, peinture, tissage prennent comme point de départ les fresques du palais Schifanoia de Ferrare en adoptant une iconographie Rom qui questionne les stéréotypes répandus aussi dans l’histoire de l’art, comme celles désobligeantes réalisées par le graveur Jacques Callot au 17e siècle, qu’elle cite.
Un peu plus loin dans les Giardini (le lieu où la biennale est née en 1895), on sent le poids de l’Histoire dans le pavillon allemand, construit par les Nazis et qui depuis Hans Haacke continue à être la cible artistique à l’autodestruction. L’artiste Maria Eichhorn invite les spectateurs en dehors du pavillon, qui devient une sorte d’exploration archéologique de l’espace, à découvrir dans Venise les lieux de mémoire et de résistance. C’est ainsi que le titre du pavillon Relocating the structure prend toute son ampleur.

Moins présentes cette année, les installations de films et de vidéo sont magnifiquement mises en valeur dans plusieurs pavillons comme celui de la Belgique, la Serbie et la Roumanie.
L’artiste belge Francis Alys est un habitué de Venise. Après Duett, vidéo réalisée à Venise et sa participation dans l’exposition centrale en 2007, il représente cette année la Belgique avec The Nature of the Game. Des petites peintures de jeux d’enfants, silencieuses, précieuses et fragiles accueillent le spectateur avant de le plonger dans une énorme installation vidéo où se jouent des scènes d’enfants dans les quatre coins du monde. Le spectateur est immédiatement capté par l’énergie, la beauté et le rythme de ces images en mouvement qui ne cachent pas la violence omniprésente même dans les jeux d’enfant.

D’autres relations aux corps et aux « jeux » se retrouvent chez l’artiste roumaine Adina Pintilie, qui représente la Roumanie avec son installation vidéo intitulée You are Another Me- A Cathedral of the Body . Cinéaste primée, cette artiste rompt les tabous de la sexualité en défiant la politique des corps et des images avec beaucoup de sensibilité.
Plus conceptuel, le pavillon serbe montre deux vidéos de l’artiste Vladimir Nikolic sous le titre Walking with Water. En entrant le pavillon, on est capté par une énorme projection horizontale de la mer avant de découvrir, à l’angle derrière un mur latéral, une énorme vidéo verticale qui montre une performance de l’artiste nageant du bas vers le haut et vice versa. D’apparence simple, ces projections subtiles inspirent le dialogue sur des sujets récurrents comme nature et technologie, réalité et fiction, séparation et connexion.
S’il y a une vidéo à ne pas manquer dans l’exposition centrale à l’Arsenale, c’est celle de l’artiste lithuanienne Eglé Budvytyté. Songs from the Compost : mutating bodies, imploding stars, de 2020, est une œuvre totale (musique, poésie, performance et vidéo) sur la perméabilité, la vulnérabilité et l’interdépendance des corps et de l’environnement naturel. L’expérience poétique, musicale et visuelle est absolument captivante et hynotique.
Terminons cette petite présentation personnelle dans un autre univers avec l’excellente installation Faraway So Close de la Luxembourgeoise Tina Gillen à l’Arsenale. Ici le titre pourrait être une évocation de la définition de l’aura de Walter Benjamin, « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il » ? Si on connaît Tina, on sait que l’authenticité en peinture (chère à Benjamin) est un thème important pour elle, et que la relation avec le spectateur dans l’espace est primordiale. Ce jeu de proximité et de distance est très réussi dans ce pavillon où les toiles dialoguent entre elles et avec l’espace de l’ancienne salle des armes de l’Arsenal, qui depuis 2018 héberge le pavillon luxembourgeois. Si l’humain n’est pas directement représenté dans les toiles de Tina Gillen, il est cependant omniprésent dans cet espace vivant que le spectateur pénètre. La petite maison en bois devient alors une sorte de refuge de méditation alors que les grands tableaux renvoient à des images perméables entre figuration et abstraction, entre absence et présence, entre essence et décor. Le parcours est fragmentaire mais captivant dans sa dialectique entre espace intérieur et monde extérieur. Pour Tina, la pandémie a eu un impact important sur cette relation qu’elle a au monde.

Rattrapée par l’actualité de la guerre en Ukraine les événements collatéraux de cette biennale ne pouvaient pas manquer d’en témoigner. Ainsi en dehors de la fontaine de Pavlo Makov, au pavillon officiel ukrainien à l’Arsenale (à côté du pavillon luxembourgeois), la présence ukrainienne et symboliquement la résistance et la liberté ont été marquées par l’excellente exposition à la Misericordia This is Ukraine-Defending Freedom (avec Nikita Kadan, Lesia Khomenko, Marina Abramovic, Boris Mikhailov…)ainsi que par l’installation d’une pile de sacs blancs de sables (ceux qui servent à protéger les biens culturels lors d’une attaque militaire) au centre des Giardini.

Certes, cette édition de la biennale sous le titre poétique de The Milk of Dreams, n’est ni une exposition sur la pandémie, ni sur la guerre, heureusement, mais comme les artistes témoignent avec leur imaginaire des bouleversements de notre époque, la question de nouveaux modes de coexistence et de nouvelles possibilités infinies de transformation a été au coeur des propositions artistiques. À voir absolument jusqu’au 27 novembre 2022.