Notre rencontre avec Lucie Monty-Brunel, s’est développée progressivement à une série d’échanges artistiques, synthétisés ici à l’occasion de ses deux récentes expositions à « La Nocturne », une soirée-happening à la Collection Lambert le jeudi 4 avril 2024 et l’exposition de l’ESAA « Passe-Murailles » du 7 au 16 mars 2024 à Avignon.
Cet entretien revient sur sa réflexion autour de la vulnérabilité du lieu et dévoile ses intentions artistiques à travers une série des projets analysés à l’occasion.
À travers ses propos, nous découvrons ses univers et ses récits artistiques, dans lesquels les traces, les vestiges et le « fantomatique » jouent un rôle essentiel, créant une dramaturgie fascinante. L’invisible et l’implicite (témoignages, archives, mémoires personnelles et collectives) rendent hommage à la présence du vivant à travers son absence visuelle.
Iliana Fylla : À l’occasion de « La Nocturne », tu as été invitée à interagir avec une œuvre de l’exposition « Revenir du présent, regards croisés sur la scène actuelle ». À ce propos, tu as présenté ta vidéo « Grignotage. Dévorer Progressivement, jusqu’à l’anéantissement » créé en 2023, en dialogue avec « Brutalismo » (version 2024) de l’artiste Marlon de Azambuja. Les deux projets se concentrent sur le concept du bâtiment, de l’urbanisme et de l’habitat. Pourrais-tu nous en dire plus sur ce rapprochement ?
Lucie Monty-Brunel : Lors de ma visite de l’exposition, l’œuvre de Marlon de Azambuja m’a beaucoup parlé, par sa simplicité d’abord (il ne s’agit que de matériaux de construction montés sur des serre-joints, constituant une ville). Ensuite, parce que les bâtiments et l’architecture sont des éléments présents dans mon travail, tout comme la réutilisation de matériaux de maison, que c’est une chose que j’aimerai développer davantage dans le futur.
Pour la « Nocturne », j’ai donc directement imaginé de relier un travail vidéo réalisé l’an dernier à celui de Marlon de Azambuja.
Il s’agit d’une vidéo contenant des images d’archives de destructions par grignotage de bâtiments HLM. J’ai recadré chaque image pour en faire un plan serré sur la tête de la machine grignotante, ce qui rappelle quelque peu le cinéma de monstre japonais dans lequel de grandes créatures menacent et détruisent des villes entières comme « Godzilla ».
IF : Qu’est-ce qui t’a amené à travailler sur la transformation violente du paysage urbain et plus particulièrement sur la démolition du foyer ?
LMB : La notion de foyer a une grande place dans mon travail. En 2018, j’ai perdu mon frère et quelques mois après je faisais mon entrée à l’École des Beaux-Arts d’Avignon. J’ai donc quitté la maison familiale et j’avais beaucoup de mal à y retourner.
J’ai développé un rapport de rejet avec ma maison d’enfance, avec laquelle j’avais un lien très fort d’attachement que je pensais intangible. Trois ans plus tard, lorsque le confinement est arrivé, j’y suis retourné et j’ai constaté que je m’y sentais de nouveau attachée, apaisée et sécurisée. À partir de là, je me suis interrogée sur les liens que nous entretenons avec nos espaces et lieux de vie.
Je n’ai pas perdu ma maison matériellement, mais j’en ai eu la sensation durant quelques années. Cela m’a pris ensuite quelques temps avant d’intégrer ces notions de menace et de perte dans mon travail, sans vouloir que celui-ci soit entièrement autobiographique. C’est en m’intéressant à d’autres types de foyers et de pertes que ceux dans lesquels j’ai grandi, que je me suis retrouvée à travailler sur la rénovation urbaine et à la destruction des bâtiments HLM en France.
IF : À l’occasion de l’exposition de l’ESAA « Passe-Murailles », tu as présenté ton projet Images Véridiques, une série d’empreintes sur linges de maison, conçue à partir et pour l’église des Célestins à Avignon. Cette série d’empreintes avait pour but en grande partie de restaurer la mémoire du site. Pourrais-tu nous parler de cette approche ?
LMB : Dans la continuité de ces questionnements sur notre relation aux lieux de vie, j’ai développé un penchant pour le travail de l’empreinte que j’appelle « la trace la plus trace » car elle fait corps avec l’objet et lui retire un peu de sa matérialité.
Dans l’église des Célestins, j’étais attirée par les traces de vétusté et de dégradation, qui résultaient des différents usages que l’église a connu durant son histoire. Elle a été bâtie sur un cimetière de pauvres, puis fût un lieu de culte, elle a accueilli des régiments d’armée, puis fait office de pénitencier, jusqu’à enfin devenir un lieu déconsacré, patrimonial et protégé.
J’avais entendu l’histoire religieuse de Sainte Véronique, qui, poussé par la compassion lorsque le Christ portait sa croix au Golgotha, lui aurait prêté son foulard afin qu’il s’essuyât son front et ses larmes. Jésus lui aurait rendu avec l’image de son visage imprimé dessus.
Sainte Véronique vient de « vera icona », la vraie image, ce qui m’a directement renvoyé à l’histoire de « trace la plus trace ».
J’ai donc décidé de faire des relevés d’empreintes par frottement sur des draps de maison déchirés, cela à l’aide de pastels à l’huile. Un dessin apparait donc que je n’ai pas choisi totalement. Je les ai accrochés à la manière de torchon de cuisine, au sein de l’exposition, faisant une composition dans l’espace qui « fige » de façon aléatoire et ouverte la mémoire du lieu sur ces morceaux de tissus.
IF : La récupération de matériaux (images, objets, matières) est récurrente dans ta démarche. Quelle est l’importance de cette action pour le résultat artistique souhaité ?
LMB : Je suis sensible aux objets du quotidien, au sens où l’on ne se rend compte de leur charge émotionnelle que lorsqu’ils disparaissent ou que nous devons nous en séparer.
Aussi, je suis très attachée aux objets typiques que l’on trouve dans les maisons du sud, aux draps qui sèchent à l’extérieur, et même aux attrape-mouches. Je choisis toujours de travailler d’après des objets avec lesquels j’ai une familiarité. Ce sont plutôt des objets produits en série et qui sont donc des éléments iconographiques qui parlent à un large public de personnes.
Les objets que je récupère ont déjà un passé, ils portent une charge et des fragilités, même plastiques, et je ne sais pas nécessairement lesquels. Il faut donc faire avec ces charges, les intégrer dans un ou plusieurs récits.
IF : Ton prochain projet consiste à un acte de restauration de l’écosystème chez l’oiseau. En accrochant des boules de laine aux arbres entourant ta maison d’enfance (aux pieds des Cévennes), tu espères participer indirectement à la construction du nid et ainsi témoigner et enregistrer des processus naturels à faire découvrir à ton public. Quelle est l’intention de cet acte performatif que tu t’es donné comme mission ?
LMB : La faune et la flore qui entourent un lieu font partie intégrante des raisons qui nous y attachent. Malheureusement, les changements climatiques atteignent la biodiversité et les paysages se transforment petit à petit.
Là où j’ai grandi, les fils électriques étaient noirs d’hirondelles et les hangars comptaient des dizaines des nids. Aujourd’hui seuls quelques couples viennent au printemps, ainsi le paysage visuel et sonore n’est plus le même.
Alors ce projet m’est venu au cours d’une discussion avec mon père où l’on se rappelait que ma grand-mère tricotait dehors à chaque période de vendange et laissait les petits morceaux de laine qu’elle coupait tomber par terre. On voyait ensuite les oiseaux venir les ramasser au sol pour constituer leur nid.
Le seul dessein est de collaborer avec les oiseaux car nous habitons davantage sur leur territoire qu’eux sur le nôtre. J’espérais du coup trouver dans quelques semaines des nids avec ces morceaux de laine à l’intérieur. C’est une manière différente et excitante de travailler sans pouvoir contrôler le résultat et devoir faire preuve de patience. C’est à leur bon vouloir à eux, qui sont régis par un instinct, la météo et une temporalité établie.
IF : Penses-tu que l’artiste est un passeur de savoir pour renouer avec la mémoire, et les ressources humaines ou non-humaines du territoire et du lieu ?
LMB : Lorsque je travaille un projet in situ ou à propos d’un lieu, je n’invente rien. J’essaie de diriger la lumière sur un aspect de cet espace. À titre d’exemple, lorsque l’an passé j’ai créé ma vidéo « Grignotage : dévorer progressivement jusqu’à l’anéantissement » au sein de l’église des Célestins, il s’agissait d’un travail pensé pour le lieu. L’église des Célestins étant aujourd’hui un lieu patrimonial et protégé, l’idée était d’emmener en son intérieur des images de ces bâtiments publics menacés. Il n’y avait pas de volonté de dénonciation, mais simplement d’interroger le rapport d’importance accordée à un lieu, qui est en fait très subjectif. Dans une ville comme Avignon en total renouvellement urbain où de nombreux quartiers de l’extra-muros connaissent des destructions, il était important de ramener la notion d’habitat et de fragilité dans l’espace protégé du monument ou de l’intra-muros.
IF : Ta démarche artistique est souvent proche de celle d’un archéologue et d’un sociologue. Comment ces différentes pratiques nourrissent-elles la façon dont tu t’appropries les différents lieux ?
LMB : Lorsque je me suis intéressée à la destruction des grands ensembles, j’ai dû effectuer des recherches sociologiques. N’ayant pas grandi dans un bâtiment collectif, ni en ville, ni en banlieue, je devais me renseigner, aller chercher des témoignages aussi bien que de lire de textes de sociologie pour traiter les choses le plus justement possible. Il en va de même pour la dimension archéologique. Je suis plus attirée par les lieux aux histoires multiples que l’on peut appeler des « Palimpsestes urbains* » car ils renferment des couches de récits et de traces à chercher. L’empreinte est typiquement un outil de l’archéologie, elle sert à produire des archives mais aussi à conserver un regard sur des objets, des rites, des coutumes, etc. S’imprégner des lieux et les questionner à travers un travail plastique c’est aussi une manière de les conserver et de réinscrire un regard dessus.
*terme employé par Vincent Jacques dans l’ouvrage Entre les lignes Anthropologie, littérature, arts et espace de Manola Antonioli et Florian Bulou Fezard.
Biographie Lucie-Monty Brunel
Texte : Iliana Fylla
Née à Nîmes en 2000, Lucie Monty-Brunel est une jeune artiste diplômée de l’École supérieure d’art d’Avignon poursuivant un post-diplôme lors d’une année d’étude et de professionnalisation.
Malgré son jeune âge, son travail semble avoir des orientations assez précises. Il se concentre essentiellement sur les notions du lieu et de mémoire. Elle s’intéresse à ce qui caractérise le lieu de vie, et plus spécifiquement sur ce qui constitue ses fragilités. Sensible à ces questions, elle explore les manières dont le lieu est habité ou ruiné, travaillant souvent sur ses vulnérabilités matérielles et expérientielles, les changements intervenus, les possibles disparitions et la notion d’instabilité des relations que nous entretenons avec lui. Ses œuvres, souvent fondées sur un travail d’enquête socio-archéologique, se déclinent au travers de différents médiums tels que la vidéo, la peinture, la sculpture et l’installation, permettant à son public une relation d’immersion et une lecture ouverte.
Expositions
« Émouvance Plastique, Domaine St Pierre d’Escarvaillac, 14 et 15 juillet 2021 (collective)
« Passe Murailles », Église des Célestins Avignon, 28 février au 13 mars 2022 (collective)
« Passe Murailles », Église des Célestins Avignon, 2 au 11 mars 2023 (collective)
« Proême », Collection Lambert en Avignon, 9 au 18 juin 2023 (collective)
« Passe Murailles », Église des Célestins Avignon, 6 au 16 mars 2024 (collective)
Exposition collective à l’église des Cordeliers Avignon, deux premières semaines de juillet 2024 (à venir)