Situé dans le Marais, à deux pas du musée de la Chasse et de la Nature et des Archives nationales, Ithaque, créé par Alexandre Arminjon, est un lieu hybride, galerie et chambre noire partagée, lieu de rencontres et d’histoires à révéler propice aux regards de l’autre. Le photographe y expose en ce moment L’âge de l’abondance, les « icônes modernes […] d’un monde vacillant ».

Aucun de ces mots n’est anodin. Les titres disent les références, Étude pour une Annonciation, Triptyque du Veau d’Or, Icône #1 – La Sainte Famille… autant que la vacuité contemporaine des figures de la transcendance et de l’immanence. Ils disent, en percutant les temporalités, les apories de ce qui fait icône dans notre temps, le frivole et le momentané dans tout ce qu’ils mêlent de l’insignifiance et du désastre humains.

Sans cadre ou avec un cadre à peine distingué du fond, les panneaux de bois, uniques ou en triptyques, ont la forme et les dimensions des icônes, celles, de grandes dimensions, que l’on accroche aux murs ou qui revêtent l’iconostase, celles plus petites que l’on emporte avec soi et qu’on manipule. Elles en ont le soin précieux de l’économie, l’espace d’un jeu du visible et de l’invisible. En fond, la planche, couverte de plusieurs couches d’un mélange de peintures à revêtement métallique polies, est le réceptacle d’une première lumière, celle, peut-être, de l’émergence du temps de la photographie ou de temps plus anciens que dessinent les éléments d’architecture en plein cintre. Dorés à la feuille, ceux-ci organisent les périmètres de l’image ; ils y révèlent une lumière autre, immémoriale, tout en disputant de contrastes avec des découpes photographiques d’architecture en façades géométriques.

Au centre de l’icône, dans les grands formats, l’image principale, une photographie argentique, souvent accompagnée d’un double, détail d’une peinture ancienne (l’Annonciation de Cestello de Sandro Botticelli ou Le Christ sortant de la tombe de Fra Beato Angelico) est clouée sur le panneau. L’image glanée d’une actualité numérique plus ou moins éphémère, rephotographiée en noir et blanc, fige le panthéon creux d’une étrangeté familière. De ces mises en relation, de leur composition complexe, entre abstraction iconique, références picturales, portraits de célébrités politiques ou « people », d’artistes en vogue, du hit-parade des réseaux sociaux ou d’inconnus brutalement projetés en lumière médiatique, destinés à être remplacés et oubliés, se dégage une multiplicité de lectures possibles où le regardeur est le point de mire.

L’ambiguïté, la polysémie recherchées sont autant dans les portraits recadrés serrés, ou donnant à voir un geste de la main qui ouvre une narration à contre sens, que dans la technique. Les images, qui glissent sur nos écrans, s’y imprègnent l’instant d’un journal télévisé, d’une rumeur ou d’un « selfie ‘Bonjour le monde’ » en « duckface » sur les réseaux sociaux, et s’y éfaufilent dans un nuage virtuel, sont photographiées et révélées par un tirage argentique vétilleux. La trace, l’indice créés d’une postérité à la longévité décalée construisent ainsi une hagiographie subtile et complexe, autant que critique et humoristique, des vanités contemporaines, une hagiographie du défaut de crédibilité et de légitimité des figures de référence soulignée par les reproductions en noir et blanc, issues de différents « wiki- » : détails du pli des vêtements dans la Crucifixion et les Saints de Fra Angelico (Les 4 cavaliers de l’Apocalypse), tenant le phylactère « Gloria in ecelsis Deo » de l’Adoration de l’Enfant de Filippo Lippi (La Prédication de Donald Trump)…

Dans la partie inférieure des panneaux, une série de cadres ou de fenêtres, développés horizontalement en prédelle, entraine vers une narration en rhizome qui déjoue la simplicité du regard, dérange les évidences de la pensée, inquiète la conformité comme les analogies.

Dans ce jeu du regardeur regardé, les triptyques poussent l’ambivalence : où se situent la violence et le droit entre la contestation, les forces de l’ordre et l’information télévisée (La résistance de Christophe Dettinger) ? qu’est-ce qui différencie la liberté et la contrainte entre la fièvre consommatrice des marques et les « success stories » du capitalisme et de l’individualisme triomphants ? Les sourires figés des panneaux latéraux (Bouddha et marchandises #1 ; La Prédication de Mark Zuckerberg) suggèrent une multiplicité de réponses tout en nuances au panneau central de l’Étude d’après l’Adoration du Veau d’Or de Nicolas Poussin estampillée du Balloon Dog de Jeff Koons, complétée, en prédelle, à côté des portraits de Takashi Murakami et de JR, de ceux d’Ai Weiwei et d’Anish Kapoor appelant d’un doigt d’honneur à une manifestation pour les réfugiés.

Les icônes portables (10 x 15 cm), à image unique, se focalisent dans le même jeu de références architectural, sur un portrait unique. Dans l’exposition, une musicienne, un joueur de football au chiffre 7, l’image familiale d’une vedette de télé-réalité, un acteur jouant l’ascension d’un courtier en bourse, un autre faisant la publicité d’une machine à espresso, une influençeuse, un président américain emmitouflé, un informaticien chef d’entreprise, un « gilet jaune » brandissant une pancarte devant une statue équestre à Lyon, le portrait d’un américain-africain assassiné… voisinent avec un sac à mains de marque ou la paire de « sneakers » d’un rappeur.

Si la démarche peut sembler revisiter certaines pratiques d’emprunts, de détournements, de photographies trouvées, de collage et de photomontage…, notamment dans le choix exclusif de l’argentique, ou celle de l’Atlas mnémosyne, elle n’en joue pas moins sur le questionnement d’autres références – le titre de l’exposition n’est pas sans rappeler les hypothèses de Marshall Sahlins sur un autre modèle économique – sur le rapport problématique des sociétés contemporaines et des individus au temps, et à l’image – notamment de soi –, entre adoration et iconoclasme. Tout en posant la question du présentisme où tout se vaut et se déprécie dans l’instant, où le fétichisme de la marchandise dénoue les rapports sociaux (Icône #3 – Iconic Sneakers ($1,8 million) ; La Renaissance de l’art), où le droit à la différence dénie celui des individus (Icône #5 – George Floyd), Alexandre Arminjon révèle une autre alchimie méditative des temporalités. Il donne de la durée – et par là matière à penser dans le temps – à ce qui a fait, un instant, l’objet de sentiments émergents, relayés puis oubliés, de la compassion à l’indignation (les dits et les non-dits de l’église catholique, Le 7e cercle  ; la famine au Yémen et l’assassinat de Jamal Khashoggi, prédelle des Scènes de la vie de Mohammed Bin Salman ; Le Martyre d’Aylan Kurdi). Dans les liens qu’ils tissent entre les images, les montages sont aussi un appel à scruter le droit à l’information et son statut au-delà des discours, immédiats ou plus ou moins médiatisés (La Prédication d’Edward Snowden, Le 8e cercle), à l’argumentation souvent vacillante, au-delà des rumeurs et des théories du complot (American Provocations).

Dans les icônes d’Alexandre Arminjon, la réflexion sur le temps est autant dans la matière que dans la représentation. La peinture et les cadres métalliques vont s’oxyder peu à peu, les panneaux de bois, surtout les petits formats qu’on imagine circuler de mains en mains comme les icônes, se patiner, les photographies pâlir, seul l’or, comme une métaphore de la capture de la lumière, restera immuable. Retour sur l’économie de l’image, dans la tension entre visible et invisible ?