L’art brut, éditions Citadelles & Mazenod, une somme

Cet imposant volume permettra à certains de se familiariser avec ce que Dubuffet avait nommé “art brut”… et bien au delà, en ouvrant le champ de l’art brut tel que Dubuffet l’avait défini en son temps. Les autres pourront apprécier ou discuter les différents points de vue qui se succèdent dans l’ouvrage.

D’emblée, les images superbes qui se succèdent selon une scansion iconographique qui les associe de manière plaisante semblent devoir affoler tout discours. Les réalisations dans leur grande diversité et leur singularité nous touchent sans que l’esprit puisse trouver ce qui les rassemblerait. L’art brut n’est pas un concept mais une notion, dont Michel Thévoz, ancien directeur de la Collection de l’art Brut à Lausanne, décrit bien la naissance dans l’introduction. Sous la direction de Martine Lusardy (qui dirige la Halle Saint-Pierre à Paris) des historiens d’art, philosophes et artistes s’emparent tout à tour des problèmes que l’art brut pose aux amateurs d’art, mais aussi à l’art lui-même.

Quelle généalogie pour l’art brut ? L’art des fous ? Les surréalistes ? L’influence de Hans Prinzhorn, psychiatre et historien d’art, auteur du livre Expressions de la folie dont les recherches avaient précédé celles de Dubuffet, doit être reconnue. Mais comment et pourquoi Dubuffet a-t-il inventé l’art brut ? C’est désormais un chapitre de l’histoire de l’art du XX° siècle, mais ne doit-il pas être ré-examiné ? Comment l’art brut se manifeste-t-il en dehors de l’Europe ? Qui sont les bâtisseurs de l’art brut, dont le plus connu reste à ce jour le Facteur Cheval ?
L’ouvrage se termine par des questions contemporaines qui font débat. Une intervention de Thomas Röske explique comment les “mythologies individuelles” de Harald Szeemann permettraient de repenser l’art brut en explorant une autre filiation que Dubuffet, celle de Prinzhorn. C’est aussi le cas de Randal Morris, qui expose avec pertinence “la querelle des limites” et qui voudrait “repenser le champ de l’art brut” en critiquant l’eurocentrisme de Dubuffet.

Les réticences exprimées par certains collectionneurs ou critiques dans leur réception de cet ouvrage montrent bien que les enjeux contemporains de l’art brut restent l’objet de tensions. Ainsi, dans Le Monde, Philippe Dagen a regretté que les “exclus du monde de l’art” intègrent une collection aussi prestigieuse. C’est oublier que les temps ont changé. Déjà, de longue date, des artistes avaient apprécié l’art brut qui est de ce fait “devenu culturel” (C. Margat). Et les artistes bruts sont désormais reconnus, même de leur vivant : un artiste brut comme André Robillard a été nommé chevalier des Arts et Lettres en 2015, tout en continuant de vivre et de produire au sein de l’hôpital psychiatrique de Fleury les Aubrais.

Avec ce processus de reconnaissance où les musées comme le marché s’emparent des créations brutes, la question cruciale reste cependant de savoir ce qui relève encore de l’art brut : le terme anglo-saxon outsider, qui avait succédé aux U.S.A à Folk Art, recouvre un domaine plus vaste que ce que désignait et que désigne encore l’art “brut”.

Ainsi, les ateliers qui se sont multipliés en Europe aux U.S.A et ailleurs – par exemple au Japon – sont considérés à tort comme des lieux de production d’art brut au sens générique – ce qui n’est pas recevable, comme le note bien G. Giacosa dans l’histoire qu’il retrace des ateliers d’art non-thérapeuthiques. Alors qu’à l’inverse, J. – P. Klein qui joue lui aussi Prinzhorn contre Dubuffet, insiste sur la restauration subjective que l’art peut rendre possible en citant Nietzsche, qui lui-même reprenait la vieille doctrine de la catharsis : “l’art est tel un magicien qui sauve et qui guérit”.

Il n’en reste pas moins que l’art brut reste irréductiblement singulier, quelque soit le lieu de production ; on peut certes regretter que l’examen de sa notion prenne trop d’importance par rapport à la considération – proche de la sidération – des créations brutes, qui font tout le charme de cet ouvrage. Il comporte en effet 550 reproductions d’oeuvres.

Parmi les illustrations, on est subjugué par la la somptuosité de l’art brut des plus anciens – les désormais classiques Aloïse et Wölfli – et ensuite par Carlo Zinelli, Von Genk, Darger ; par la précision pointilliste des médiumniques : Lesage, Crépin, par les dessins de Raphaël Lonné, de Madge Gil, jusqu’aux découvertes plus récentes : Judh Scott, Guo Fenjyi, Lubos Plny. Ce panorama artistique est une aubaine pour les regardeurs.