L’ART ET LA PLANETE EN DEUIL : LE SCULPTEUR FRANS KRAJCBERG EST MORT A RIO DE JANEIRO A 96 ANS

L’artiste Frans Krajcberg vient de décéder à Rio de Janeiro le jour même où la COP 23 se clôt à Bonn sur des résultats mitigés, alors que les pays les plus menacés de destruction par les changements climatiques multiplient leurs appels à l’aide et que, faisant chorus, 15000 scientifiques viennent de signer un nouvel appel solennel comme il y a 25 ans, conjurant les pays les plus pollueurs de la planète de prendre des mesures drastiques pour enrayer les effets destructeurs de ces changements climatiques. Tragique coïncidence ! voilà plus de 50 ans que l’artiste qui disparait a engagé toute son œuvre dans la défense de la biodiversité et des ressources de notre planète terre, parfois au péril de sa propre vie.

Mal connu en France, ce combat a rendu Frans Krajcberg fort célèbre au Brésil (combien de fois ai-je vu des gens venir le saluer dans des aéroports ou dans des restaurants le long des grands axes routiers )- En 2010, la Biennale de Sao Paulo le couronnait du titre prestigieux d’« artiste de l’année », la même Biennale où en 1958, il avait remporté le « 1er Prix de Peinture », une récompense confirmant son talent artistique. A 37 ans, propulsé sur le devant de la scène artistique, Frans Krajcberg entra dans une vie nouvelle.

« Jamais je ne retournerai en Pologne ! »

Lui le Polonais, né en avril 1921 à Kozenicé au sud de Varsovie, avait débarqué au Brésil en 1947. Certes Chagall lui-même l’y avait envoyé pour échapper à l’Europe, mais débarqué sur la plage de Rio de Janeiro, sans abri et sans ressources dans un immense pays dont il ignorait jusqu’à la langue, désespéré devant cet nouvel assaut de difficultés, il avait failli se suicider. Près de 60 ans plus tard, la seule évocation de ce passage lui faisait venir des larmes. Et puis, un jour, il avait entendu un passant parler allemand, qui l’invita à déjeuner. Son obstination fit le reste. Que n’avait-il déjà enduré ! Une enfance en butte permanente à l’antisémitisme polonais, puis, à partir de 18 ans (1939), les catastrophes en chaine de la Seconde guerre mondiale : sa mère emprisonnée car militante communiste, assassinée par les Nazis au lendemain de leur invasion de la Pologne, et le reste de sa famille exterminée dans la Shoah. Quant à lui, il avait réussi à gagner l’URSS, où les communistes firent bon accueil à ce fils d’une militante martyre. Des études à Leningrad, avant le siège, un travail dans le Kazakhstan. Puis rappelé par l’armée polonaise, sa lutte aux côtés de l’Armée rouge pour prendre part à la libération de Varsovie. Mais de retour en sa ville natale, les occupants de sa maison l’avait chassé avec le terrible « sale juif ! ». Krajcberg s’était enfui vers l’Allemagne, puis la France, et enfin, le Brésil : « Jamais je ne retournerai en Pologne », disait-il, irréductible. Dès 1957, il avait pris la nationalité brésilienne.

Son prix de peinture lui permit de trouver un atelier à Rio. Mais il choisit aussi de revenir à Paris cédant à la fascination partagée par bien des artistes venus de toute l’Europe. La capitale devint une véritable plaque tournante dans sa vie. Krajcberg trouva un atelier à Montparnasse qu’il a conservé jusqu’à maintenant, dans cette allée verte du 21 avenue du Maine, où il se lia d’amitié avec le grand photographe Roger Pic et le critique d’art Pierre Restany. Or ce grand urbain « homme de l’asphalte et des villes » qui avait lancé le mouvement du Nouveau Réalisme à Milan en 1960, Frans Krajcberg réussit à l’embarquer dans une découverte de l’Amazonie. Et leur voyage sur le Rio Negro fut déterminant pour l’artiste et le critique : en 1977, leur premier « Manifeste du naturalisme intégral » proclamait leur révolte contre la destruction des populations d’Indiens indigènes et de la forêt amazonienne sauvagement incendiée pour libérer des espaces où « faire paître des vaches » et « planter du soja transgénique » – un massacre continu et délibéré qui lui rappela d’autres horreurs….
« Contre la Shoah de l’Amazonie, je veux crier ma révolte »
C’était son leit-motiv – combien de fois l’ai-je entendu ! Pourtant, dans ses déambulations dans l’exubérante nature brésilienne aux Tropiques, il s’exclamait aussi souvent « oh, regarde ! » tel un enfant émerveillé, photographiant avec jubilation la fleur, la pierre, l’insecte, qui accrochait son regard. Dans sa quête permanente de beauté et des curiosités, Frans Krajcberg ne circulait jamais sans son appareil photo.

Cet artiste m’a fait découvrir tant de choses pendant les 7 ans où je l’ai régulièrement côtoyé, déjà lors de nos séjours dans son domaine brésilien en bord de l’Océan, à Nova Viçosa (pointe sud de l’état de Bahia) où il avait construit sa célèbre cabane dans un arbre et d’où il nous embarquait dans les palétuviers à la recherche de bois abandonnés à transformer en sculptures ; puis il y eut un voyage dans l’état du Minas Gerais, car dans les années 1960, installé en pleine nature, non loin des carrières de minerais dont cet état regorge, fasciné par leurs couleurs, Krajcberg avait commencé à sculpter des bois récoltés dans la nature, pour leur redonner une vie nouvelle, les couvrant de pigments noirs et rouges, rappelant le noir du bois incendié par les hommes, et le rouge du bois blessé. Et en 2007, il y eut encore un autre grand voyage dans l’état du Piaui, en souvenir de celui qu’il y avait lui-même effectué trente ans avant avec Pierre Restany dans le Parc de Sete Cidades. Et bien sûr, on voyait aussi Krajcberg à Paris, dans cet Espace que la Ville de Paris a ouvert en déc. 2003 pour la donation de ses sculptures afin de créer un lieu d’échanges autour de l’écologie dans cette allée verte où il a gardé son atelier pendant près de 60 ans. Une allée verte chargée d’histoire artistique, entre les archives de l’artiste Yves Klein et le fonds photographique de feu son ami le photographe Roger, qui avait ouvert l’espace d’exposition « les Chemins du Montparnasse », devenus ensuite « le Musée du Montparnasse » sous l’égide de la Ville de Paris », où nous avons organisé maintes expositions (musée aujourd’hui fermé par suite d’une mauvaise gestion, de même que l’Espace Krajcberg n’a pas rouvert à la rentrée de septembre 2017).

« Frans Krajcberg, la traversée du feu », « l’Art révolté » et « l’Oiseau de Bronze »

La révolte de Krajcberg et son engagement dans son œuvre m’ont donc inspiré plusieurs livres, articles, conférences ou interviews et émissions sur France Inter ou France Culture : pour sa grande rétrospective en 2005 au Parc de Bagatelle dans le cadre de « l’année du Brésil en France », j’ai d’abord écrit sa biographie avec Claude Mollard, Frans Krajcberg – La traversée du feu publiée par les Editions Isthme de Michel Baverey, puis un livre album pour la jeunesse, publié par Gallimard en fin d’année « « L’Art révolté – Frans Krajcberg, un artiste pour sauver la forêt »- avec des photos réalisées par Krajcberg lui-même.
Puis un film réalisé par Olivier Comte « L’oiseau de bronze » sur la célèbre fonderie Susse à Arcueil qui réalisa une édition en bronze de l’une de ses sculptures choisie lors de la rétrospective de 2005. Sculpture installée depuis octobre 2007 sur la Place de la Vache noire pour en célébrer la rénovation. Et deux ans plus tard,, Jacques Rocher fit également installer une seconde réplique en bronze dans sa ville de La Gacilly, en Bretagne, devant un nouvel hôtel entièrement écologique.

2005, l’exposition rétrospective du Parc de Bagatelle

Un grand succès, plus de 180.000 visiteurs en 5 mois pour cette exposition conduite par Sylvie Dupondt de la Ville de Paris et inaugurée par le maire Bertrand Delanoé. « Portrait d’une révolte », le film de Maurice Dubroca initiait au parcours de l’artiste et notre biographie dut être rééditée en urgence.
Parmi les visiteurs, j’ai eu à présenter l’exposition à un grand nombre de professeurs et d’élèves venus de Seine Saint Denis. Dès janvier, le Salon de la presse et du livre pour la jeunesse de Montreuil avait conclu un partenariat avec Gallimard et l’Espace Krajcberg, pour mener une action de fond autour de la défense de la planète. D’où dès la rentrée, mes visites guidées de la rétrospective pour les professeurs et ses élèves, et fin novembre lors du Salon lui-même, dans le cadre d’une exposition de sculptures de l’Espace Krajcberg pour accompagner la publication de « l’Art révolté ». Sensibilisés à ses enjeux écologiques, les élèves voulaient comprendre la démarche du sculpteur.

A Bagatelle, l’exposition suscita aussi un défilé de personnalités, tel le cinéaste Walter Salles, grand ami de l’artiste, auteur d’un film sur son combat dès 1987 (où l’on voit de terribles incendies de la forêt amazonienne), ou encore Jack et Monique Lang, en compagnie du chanteur Gilberto Gil, alors ministre de la culture du Brésil. En 2005, Vera Pedrosa, Ambassadrice du Brésil en France lui fit aussi dédier une salle permanente à l’ambassade à Paris – elle était la fille du premier critique qui avait soutenu l’oeuvre de Krajcberg au Brésil dans les années 1970.

« Ar(t)bre », un film de Marc Perrin

7 ans plus tard, en 2012, alors que son ami l’architecte centenaire Oscar Niemeyer décédait au Brésil, salué par trois jours de deuil national, le 7 décembre Frans Krajcberg recevait la « Médaille Vermeil de la Ville de Paris » des mains du maire Bertrand Delanoé qui lui vouait une grande admiration. Une cérémonie filmée par le réalisateur Marc Perrin, qui venait de lui consacrer le film Ar(t)bre produit par sa société Strass productions, couronné par le prix « Coup de cœur de la création » au festival « Les frontières du court ». A voir sur ce lien : https://www.youtube.com/watch ?v=ALln4qB5LPg
Le 16 novembre 2017, le grand quotidien brésilien Il Globo annonçait la mort du sculpteur. Certes, son état de santé laissait à désirer – régulièrement opéré d’un cancer de la peau du visage dans un même hôpital de Sao Paulo, il était devenu sourd et presque aveugle.

Pourtant, Krajcberg n’est-il pas une sorte de phénix, ayant vécu plusieurs vies sur les 96 ans de son existence terrestre, lui qui a traversé sévices, famines et bombardements de la Seconde guerre mondiale, puis l’incendie de sa première maison au Brésil dans l’état du Paraná, mais aussi les menaces des années 1980 sous la dictature brésilienne, fort fâchée par l’existence de ses photos d’incendies de forêt et d’Indiens massacrés en Amazonie. Pendant près de cinquante ans, sa révolte intransigeante contre l’ampleur de la destruction de la nature par les hommes n’ont cessé de déranger. Au moins, Frans Krajcberg est enfin entendu. .
D’ailleurs, on le dit mort, mais… qui sait !