Entre art et histoire, deux expositions à Paris interrogent les rapports entre la psychiatrie et la psychanalyse et l’art. Au mahJ Musée d’art et d’histoire du Judaïsme « Freud du regard à l’écoute » et Au MAHHSA Musée d’art et d’histoire de l’hôpital Sainte-Anne « De L’Art des fous à l’Art psychopathologie ».
La plus courue de ces deux expositions est certainement celle sur Freud que Jean Clair a conçue au mahJ avec Laura Bossi et Philippe Comar. C’est une exposition historique sur l’homme Freud et la naissance de la psychanalyse dont le parcours remet l’invention dans son contexte scientifique et artistique. Paradoxalement, les documents scientifiques sur l’invention de l’hystérie par Charcot dont Freud a été l’élève peuvent être regardés comme des objets esthétiques – les dessins d’hystériques par Richet, l’assistant de Charcot dont on appréciera un dessin sous haschisch, ou les photographies “d’Attitudes passionnelles” hystériques. C’est ainsi que les considèreront les surréalistes plus tard, à l’occasion du cinquantenaire de l’hystérie, dans la revue La Révolution surréaliste. Les surréalistes (Max Ernst, Victor Brauner, Dali…) sont représentés dans l’exposition comme des amateurs qui, s’ils n’ont pas compris l’aspect scientifique de la psychanalyse, s’en sont inspiré : le thème du rêve, le recours à l’inconscient et l’importance donnée à la sexualité les ont séduit. Mais l’enjeu de l’exposition est de montrer comment Freud a innové en abandonnant le regard clinique des psychiatres. Il avait été se former à Paris auprès de Charcot que, dans la première salle, le tableau de Brouillet Une leçon à la Salpêtrière montre exposant une hystérique devant un public passionné. Ce regard médical a été ensuite abandonnée par Freud. au profit d’une écoute des paroles de patients ou patientes qui se confient à lui. De nombreuses peintures nous font ressentir le contexte culturel viennois avec Klimt, Egon Schiele et sa sexualité tourmentée, et, au delà de Vienne, de visions d’angoisse qui nous ramènent au romantisme noir (Roméo et Juliette de Delacroix) ou contemporaines de Freud (Le Cri de Munch). Son époque est à l’omniprésence de la névrose qui demande l’invention d’une thérapeutique.
Moïse et la religion juive
La question se pose aussi du rapport au judaïsme de Freud : il en est issu par sa tradition familiale. Bien qu’il se soit déclaré radicalement athée, sa formation culturelle ressort à la fin de sa vie. Certes, la psychanalyse n’est une science juive, affirmait Freud, mais le judaïsme et son histoire l’ont intéressé. Il avait déjà été troublé à Rome par le Moïse de Michel Ange, une impressionnante sculpture qu’il a interprétée et dont est présentée une copie grandeur nature en vis-à-vis avec un magnifique tableau de Rothko. Il s’agit d’opposer la vigueur de la représentation dans l’art chrétien à l’irreprésentable dans le judaïsme. Freud, hanté par la figure du fondateur de la religion juive, lui a consacré un ouvrage à la fin de sa vie : l’Homme Moïse et le monothéisme (1939). Pour comprendre l’homme Freud et la psychanalyse dans son temps, cette exposition est incontournable, ainsi que son catalogue qui propose des textes essentiels sur le rapport de l’art à la psychanalyse.
La collection de Saint-Anne
Plus confidentielle, plus restreinte mais aussi intéressante est l’exposition que présente en deux volets, du 14/ 09 / 2018 au 28 / 04 / 2019, le Musée de Sainte-Anne dont la collection est récemment devenue un musée appelé à se développer. Son fonds possède des productions des patients de cet hôpital mais aussi d’autres lieux et d’autres pays, dans la mesure où les échanges entre aliénistes étaient nombreux : des oeuvres viennent d’Inde, du Japon, et de divers pays d’Europe. L’exposition s’intéresse aux fondements historiques de la collection, à la croisée de l’histoire de la psychiatrie et de celle de l’art, afin de montrer que les productions de personnes internées étaient aussi celles d’artistes inscrit dans leur temps. Dans sa présentation, Anne-Marie Dubois met en perspective l’exposition internationale d’art psychopathologique de 1950 qui s’était tenue à Saint-Anne. De nombreux psychiatres étaient aussi des amateurs d’art éclairés ; et la considération des oeuvres montre qu’elles relèvent d’un processus créatif où l’expression artistique domine le plus souvent l’expression d’une pathologie. Le regard esthétique n’a pas à se substituer aux interprétations cliniques, mais la plupart sont obsolètes, alors que la force plastique de certaines productions continue de s’imposer à nous.
Les dessins de Anna Hackel, qui s’est mise à dessiner après une vie de labeur, frappent par leur vertu décorative, proche de l’art populaire slave, comme ceux de Marija Novakovic dont la créativité originale s’est aussi manifestée dans ses productions littéraires, ou ceux de l’auteur d’art brut Anna Zemenkova.
Beaucoup de productions sont anonymes ou leurs auteurs mal connus. On peut remarquer des dessins mystiques ésotériques de Po Raja Rao, d’origine indienne, des paysages poétiques de F. Kow ou sensibles d’Amy Wilde, ou encore les visions fantastiques de paysages imaginaires de Legube que l’on est en droit d’apprécier sans les réduire à la schizophrénie dont ils témoigneraient.
Contre l’enfermement
“Tout patient-artiste n’est pas enfermé dans des caractéristiques sémiotiques structurelles, écrit Anne-Marie Dubois, qui regrette “l’enfermement dans un monde de stigmatisation tant humaine qu’artistique” des malades – même s’il reste possible d’analyser leurs productions. Si beaucoup s’évadent dans leur monde intérieur comme Claude Bru avec ses gouaches colorées ou Christine Rabereau dont les noirs et blancs sont proches de l’Op art, certains dessins réalistes sont des témoignages de la vie asilaire réalisés avec acuité et empathie : c’est le cas des dessins au stylo bille du turc Fiknet Moualla, qui fit de nombreux séjours à Saint-Anne et dont la formation artistique ressort. Ou encore de ceux de Jean Janés, dont la rapidité d’exécution ressort, et les dessins très raffinés de Fe Speemann. La diversité des productions prélevées dans le fonds de la collections nous indique qu’en aucun cas, la “psychopathologie” ne saurait être un moteur ou une clé de la production plastique, car l’expression art psychopathologique repose sur une croyance dépassée. C’est paradoxalement dans le lieu même où on s’y attend le moins que cette vérité nous frappe. Les productions présentées cessent d’être regardées comme de simples documents cliniques répertoriées selon les cas cliniques. On passe donc là aussi du regard médical au plaisir esthétique.