Lorsqu’elle parle de son travail, Laurie Dall’Ava évoque fréquemment l’idée de neutralité et d’entre-deux : privilégiant la fonction indicielle de l’image et les processus d’espacements, ses séries cherchent à susciter des liaisons « conceptuelles-imaginaires » par la juxtaposition de sources très diverses — photographies prises durant ses voyages, documents anthropologiques, archives appartenant au monde pharmaco-chimique, à la géologie, à la géographie humaine. Le Neutre n’est pas ici à entendre comme un espace de retrait passif, mais comme celui d’une résistance souterraine, forant depuis leurs frontières les systèmes qui opèreraient selon une logique de délimitation stricte et donc d’exclusion ; l’ambivalence, rejetée par la logique classique, loin d’être une indétermination négative ou une « faiblesse » ontologique, serait ainsi, au contraire, un « sur-sens », la marque d’un supplément originaire, dont l’oscillation sémiotique hanterait secrètement la relation qui unit un signe à son référent.
Aussi ce qui intéresse Laurie Dall’Ava dans le document trouvé n’est-il pas tant l’identité de l’image à sa source que le devenir-autre qui écarte celle-ci de la clôture signifiante : sa trans-culturalité ou sa polysémie, par exemple. A son travail photographique s’ajoutent par ailleurs des objets, des pièces sonores ou des mots, souvent tracés à la main, comme une performance où, à la force de l’implication personnelle, se mêlerait la conscience de la fragilité des choses et de leur possible effacement. Les micro-gestes, les détails, les équilibres précaires qui peuplent ses images sont-ils ainsi à lire comme autant de tentatives d’habiter ce que le regard écarte ou ne voit pas, et de réinvestir la temporalité de l’archive, en réactivant des potentialités futures qu’elle contenait toujours-déjà en elle, étant, par essence, destinée à un témoin à venir.
Avec De soufre et d’azote, son exposition personnelle au Parc Culturel de Rentilly, Laurie Dall’Ava fait dialoguer des photographies extraites de différentes séries avec des « objets-outils », issus du monde rural, et une pièce sonore L’Ode aux volcans. Installé dans les anciens Bains Turcs de la Salle des Trophées, l’enregistrement décline une liste de volcans encore actifs récités par l’artiste. Brute, scandée d’une façon minimale, L’Ode aux volcans convoque sans emphase une dualité que l’on retrouve, déclinée sous diverses formes, dans toute l’exposition : tentant d’invoquer et d’apaiser à la fois les forces telluriques, la voix se meut entre plusieurs possibles, sans se fixer véritablement dans aucun. De même l’image peut-elle se faire tour-à-tour, ou simultanément, cristalline et poudreuse, nette et comme parcourue de vibrations. Placé près d’un portrait de chamane, qui hésite entre la matérialisation et la dématérialisation, un baquet rempli d’azote semble lui aussi contaminé par une sorte de larsen : la surface blanche des granules, uniforme de loin, devient, lorsque l’on se rapproche, vibrante comme la neige d’un écran ou comme l’étrange matière des bains guérisseurs de Pamukkale qui lui fait face, à l’autre extrémité de la salle.
Images d’archive, objets, paysages, mains maniant des aiguilles, ampoules renfermant un liquide non identifié, photogrammes imprimés sur verre : tous les éléments de l’exposition communiquent entre eux, formant des hyper-liens contextuels. Comme en lévitation, un homme en transe imprimé sur du lin brut, semble quant à lui faire jonction entre le processus d’élévation et de descente, entre l’énergie qui se disperse vers les hauteurs et l’ancrage dans la terre. Un nerf de boeuf noué, posé à même le sol sous l’image, forme alors comme une boucle, le signe typographique d’une langue matérielle non écrite, suggérant peut-être que tout sens est d’abord une liaison déliante, qui, de proche en proche, compose une narration spatiale que nous nommons signification. Une narration par ailleurs toujours duelle, à l’image du pharmakon(1) de Platon, ce terme auquel manque l’eidos, l’essence, et qui peut signifier à la fois le remède et le poison.
Aussi dans le travail de Laurie Dall’Ava, une profondeur elle aussi double, verticale et plongeante, érigée et souterraine fait-elle trait d’union entre l’humain et le paysage, le physique et psychique, le passé et le futur ; le territoire peut ainsi être vu à la fois comme une construction relevant de la géographie humaine et comme la rémanence d’un temps géologique inconnaissable car antérieur à nous, aussi étrange et à la fois ancré dans notre monde que peut l’être un volcan. Une photographie saisissante montre des crânes humains semi-fossilisés dans la roche, comme une métaphore des relations de co-inclusions qui nous lient depuis toujours à ce qui nous a précédé. On pourrait la mettre en relation avec une autre image, celle d’un homme contemporain fondu à la matière de la grotte et aux lianes, qui ouvre l’exposition, et introduit analogiquement plusieurs motifs et concepts suggérés plus loin : l’intrication souterraine, l’exploration des profondeurs, le psychotrope chamanique (on pense ici à l’ayahuasca que l’on pourrait traduire par « liane des morts » ou « liane des esprits »).
Le chamane est, en effet, le maillon d’une longue chaîne qui le relie à la nature, aux forces telluriques, à l’invisible mais aussi aux ancêtres, et donc à un corps social, passé, présent et futur puisque le temps, dans ce contexte culturel, n’est pas vécu comme strictement linéaire mais plutôt comme multiple. Nous sommes là face à une possibilité de rapport au monde et à la techné radicalement autres : si l’on considère que la technologie est, par définition, pharmakon, transformant ou déformant une propriété déjà contenue dans la nature, où pourrait-on situer son point de basculement ? Peut-être dans l’illusion, dérivée de la production capitaliste, que la technologie peut s’auto-normer, alors que son développement exponentiel n’a pour résultat que de phagocyter et de détruire ce qui lui a permis d’exister.
En cela, il y a chez Laurie Dall’Ava un engagement politique intimement mêlé à sa poétique de l’ancestral : le triptyque placé à côté d’une image de volcan est là pour nous le rappeler. Deux terrains recouverts de cendres volcaniques accompagnent l’image d’une paysanne à peine visible derrière un nuage de pesticides. L’azote lui-même n’est-il pas un composant des fertilisants utilisés pour accroître le rendement des sols et la production agricole ? Car c’est bien à une pensée de l’anthropocène que renvoie in fine De Soufre et d’Azote, cette ère où tout est maillage, inter-connexion objectale, entretissages de temporalités(2). Si les prémisses d’une nouvelle écologie sont, par essence, encore obscurs, « noirs » pour reprendre le terme de Timothy Morton, du moins cette noirceur est-elle traversée de part en part d’espoir et de lumière : cette clarté encore à venir n’aurait rien d’un rêve coupé des réalités tangibles, elle serait bien au contraire le signe qu’ici et maintenant, nous devons en finir avec l’Age de l’hypocrisie(3), qui, du pré- capitalisme à son stade tardif, a gouverné notre rapport au monde.
Fonction indicielle : Charles Sanders Peirce, Ecrits sur le signe, Editions du Seuil, Paris, 1978. Dans la taxinomie des signes établie par Peirce, les icônes sont liées au référent par une relation de ressemblance visuelle, tandis que les indices (ou index) peuvent ou non ressembler à la chose qu’ils représentent, mais sont toujours physiquement liés à elle. L’art post-moderne intègre la fonction indicielle, en ce sens qu’il fait de la « co-relation » entre l’œuvre, l’espace et le regardeur, un des fondements de son esthétique.
Sur l’espacement et la differance cf Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, Editions du Seuil, Paris, 1967
(1) Platon, Phèdre, 274e-275a
(2) Timothy Morton, » Hyperobjects, Philosophy and Ecology after the End of the World », University of Minnesota Press, 2013
(3) Op.cit., pp.135-158