Le Corps dans l’Art brut

La Collection de l’Art brut n’est pas seulement un musée destiné à conserver la collection réunie par Jean Dubuffet. Elle continue d’acquérir des oeuvres et de recevoir des dons qui viennent enrichir ses réserves. Pour les valoriser, elle organise une Biennale. Après “Véhicules “en 2013 et “Architectures” en 2015, cette troisième Biennale a été confiée cette année par la directrice Sarah Lombardi à Gustavo Giacosa qui a choisi le thème du corps.

Représenter le corps

De par sa formation de danseur-acteur (il a longtemps appartenu à la compagnie Pippo Delbono) qui l’a conduit récemment à un travail de metteur en scène créateur de spectacles vivants pour sa Compagnie, SIC.12, Giacosa se sent en empathie avec la présence du corps dans l’art, particulièrement dans l’art brut.

Il a réfléchi à la manière dont le contexte de ces créations agit sur les formes de représentation du corps en proposant des sections pour organiser l’exposition autour des diverses relations que l’on peut entretenir avec son corps propre et dont on en produit des images : écartèlement et recomposition d’un corps morcelé, miroir et jeux de dédoublement, métamorphoses, corps-machine, corps traversés de fluides, sous tension… Mais c’est d’abord un artiste regardant d’autres artistes d’un regard admiratif et même, parfois, envieux.
Il a pioché dans les importantes réserves de la collection pour sélectionner des oeuvres d’art brut ou bien appartenant à la catégorie, moins authentique car plus proche de l’art culturel selon Dubuffet, de Neuve Invention ; et il a même choisi de montrer des photographies de tatouages ou des peaux tatouées, documents tirés d’archives de la police ou de médecine légale qui ne sont pas des “oeuvres”, mais qui avaient intéressé Jean Dubuffet puis son successeur Michel Thévoz. Les images et les mots ne sont pas seulement dans ce cas des représentations ; ils s’incrivent à même les corps comme des blasons.

Sortir des réserves

Sortir des réserves ces pièces et les réunir dans un parcours autour du fil rouge du corps produit un choc visuel indéniable tout en suscitant des interrogations. Ces “artistes”, dont presque tous ou toutes ignoraient l’être, ont le plus souvent produit des “oeuvres” qui n’étaient pas faites pour être exposées. Témoignages de leur rapport intime à leur propre corps ou à l’image fantasmée qu’ils se sont forgée de corps absents, leur créateur en est le seul destinataire, comme Morton Bartlett, qui fabriquait des poupées et leur cousait de vêtements pour ensuite les photographier. Beaucoup d’entre eux ont vécu l’enfermement psychiatrique ; certains ont souffert de pathologies physiques comme la chinoise Guo Fengyi, qui cherchait à atténuer les souffrances dues à sa polyarthrite par ses dessins ou bien mentales.

C’est donc le propre de ce lieu de permettre de réunir tous ces témoignages qui ne peuvent pas se réduire à être les objets d’un regard purement esthétique. Ces oeuvres doivent toutes être reliées à des histoires, ainsi qu’aux “mythologies personnelles” construites par leur créateurs. Les images obsédantes qui en résultent peuvent inspirer de la répulsion comme de la compassion. En tout cas, elles nous intriguent puissamment. L’envie de leur conférer un sens, de leur chercher des interprétations relèverait cependant d’une démarche réductrice, qui tendrait surtout à les mettre à distance.

Singularités fascinantes

La diversité de ces corps nous frappe. Certaines oeuvres semblent plus proches d’une culture populaire, comme celles de Giovanni Baptista Podestà dont le catholicisme est patent. D’autres paraissent énigmatiques et vraiment singulières, comme les corps métamorphosés de Charles Steffen au visage de tournesol. Beaucoup de figurations du corps sont tourmentées, souvent érotiques et/ou morbides. Elles témoignent d’un monde intérieur perturbé et elles nous perturbent en retour, tout en nous captivant par leur pouvoir de fascination : corps machines (chez Katharina et Robert Gie) corps découpés et morcellés (Giovanni Galli) corps troués et répétés (Carlo Zinelli), corps démultipliés (avec les ribambelles d’enfants maltraités de Henry Darger), dévorations et montruosités perverses ( Vojislav Jakic), silhouettes faméliques dessinées compulsivement à l’encre par une rescapée de la Schoah, Rosemarie Koczÿ, ou encore, au contraire, visions idéalisées d’un corps de femme saisi par l’émoi amoureux chez Aloïse. Enfin, à côté d’auteurs ou d’autrices connus de longue date on peut découvrir des oeuvres non-européennes (Japon, Afrique). L’exposition n’est donc pas un moment arrêté qui dresserait un simple inventaire ; on la parcourt comme si l’on suivait les étapes d’un cheminement, celui d’une recherche encore à venir : d’ailleurs, le prochain spectacle que prépare Giacosa s’intitule En Chemin.