Le corps mis à nu par Vanda Spengler

La photographe suisse Vanda Spengler, qui aime se définir comme une « photographe épidermique désenchantée  », récuse avec courage et pertinence dans ses images les poncifs de la représentation du corps féminin dans l’histoire de l’art (corps jeune sans cellulite ni rondeurs…). Sa première monographie « Frontières Invisibles  » est sortie en 2019 aux éditions Corridor Éléphant. Focus sur une artiste autodidacte animée avant tout par l’humour et l’humanité, passionnée de cinéma fantastique et d’horreur, qui transcende sans détours les outrages faits aux corps par la société et les conventions iconiques…

Vanda Spengler fait partie du collectif Action Hybride, monté il y a quatre ans par Francesca Sand, une photographe italienne. Celle-ci avait lancé un appel à candidatures afin d’organiser une exposition à Paris, autour du corps, abordé de manière brute. Cela s’appelait « Angst » (« Peur » en allemand). A toutes les personnes qui avaient participé, elle a proposé d’entrer dans une association. Dix personnes ont répondu favorablement dont Vanda Spengler partie avec neuf autres consœurs. Car s’il y avait des hommes dans l’exposition, seules les femmes se sont lancées dans l’aventure. C’est donc devenu bien malgré elles un collectif féminin, pas par choix mais parce que lorsqu’on évoque le corps social, la condition humaine asexuée et que l’on ne met pas spécialement en valeur le côté esthétique et érotique du corps, les artistes hommes sont selon l’artiste moins présents… Vanda Spengler se défend toutefois de les exclure, et ils restent les bienvenus dans les expositions collectives qui sont organisées, pour lesquelles sont faites des appels d’offre !

Il semblerait en effet hélas que pour la majorité des hommes, il n’est pas confortable de montrer un corps qui ne corresponde pas aux canons traditionnels de beauté. L’évolution des mentalités et des sensibilités est lente.« Et l’on se dit, si à un moment donné l’art ne s’empare pas de ces sujets là, l’on est mal partis pour que cela change » confie très justement l’artiste.

Vanda Spengler a ses modèles de prédilection, comme Line qui a eu plusieurs cancers, du sein et de l’utérus notamment. On voit dans ses images les cicatrices des deux maladies, mais en fait elle en eu trois en dix ans. C’est un « phénix » selon Vanda. Parce que non seulement c’est une survivante, mais c’est aussi une toute autre personne. « Quand elle te parle de celle qu’elle était avant, elle te parle d’une femme très enjouée, puis elle a eu sa maladie, et désormais, sans excès toutefois, elle vit, elle essaye beaucoup de choses, elle pose pour beaucoup d’artistes différents, elle explore. Depuis sa maladie elle a envie de vivre et de bousculer les normes qu’elle a pu respecter avant. Je l’admire beaucoup parce que c’est une très belle femme dans ce qu’elle dégage. Dans cette photo, les trois modèles ont en commun qu’ils sont vraiment là. »

Et puis il y a Gilles aussi et surtout, cet homme au physique improbable qui est un peu sa muse. Vanda Spengler le prend régulièrement en photo depuis sept ans. Grâce à lui, l’artiste a de plus en plus envie d’évoluer vers le documentaire, et songe à réaliser un reportage intime sur lui. « Mon ensemble sur la viande « Carcasses » m’a donné envie de passer à autre chose sur le nu, et je crois que j’ai envie de suivre au quotidien Gilles. » Elle a envie de lui poser des questions sur qui il est, l’enfant qu’il a été, sur sa vie, le prendre en photo chez lui. Le rencontrer enfin, lui vraiment. Parce que avec les modèles, il y a parfois une sorte de pudeur, de distance, finalement ils ne se connaissent pas, sinon en tant que collaborateurs. Pour beaucoup, ce ne sont pas de vrais amis, ce sont des gens pour qui la photographe a une authentique tendresse mais ils ne sont pas « proches ».

Pour Vanda Spengler les expressions d’une personne comptent énormément, c’est pour cela d’ailleurs qu’il ne lui est pas toujours évident de trouver des modèles, pour rendre un corps expressif selon elle « on peut tricher, alors qu’avec un visage, moins ». Cet homme, Gilles, est venu un jour avec un comédien qui avait lu l’une de ses annonces sur les réseaux sociaux – où elle proposait d’aller à Vincennes et « de faire un enchevêtrement de corps, vient qui veut » – et elle s’est dit « Mon dieu, mais qu’est-ce que c’est ? Quand on découvre quelqu’un qui correspond si peu à la norme, à ce que l’on peut attendre socialement, qui semble sorti presque d’un asile, totalement déconnecté, Ce type était là, et il lui a dit « Moi je veux essayer de poser. Je n’ai jamais posé. » Il est présent désormais dans grand nombre de ses photographies. Il ne pose pas spécialement, ce n’est pas un comédien.

Les photographies de Vanda Spengler, de son propre aveu, et malgré une filiation revendiquée avec Joël-Peter Witkin, puisent en fait plus leurs racines dans le cinéma fantastique et d’horreur – sous-genres populaires trop longtemps sous-estimés par les élites – que dans l’histoire de la photographie. Elles doivent plus aux différents volets d’Alien et bien d’autres films au destin plus confidentiel qui ont bercé sa jeunesse qu’à une autre iconographie, photographique et picturale. Ses corps sculpturaux, brutalisés, scarifiés par la vie et la maladie, sont une alternative salutaire aux images lisses photoshopées d’une insidieuse dictature du regard consumériste.

Ses images sont en cela essentielles et gageons-le, le brillant symptôme et la promesse incarnée par un regard sincère sinon candide – sans aucune connotation péjorative – d’une évolution des mentalités.