Le Fétichiste et l’Exhibitionniste

Ces deux expositions dont les intitulés renvoient à des perversions sexuelles classifiées de longue date déclinent l’une sur le mode mineur (les photos de l’anonyme chez Berst) l’autre avec grandiloquence l’obsession de femmes réduites à leurs attraits inférieurs, détaillées en bas morceaux. Peut-on qualifier autrement l’érotisme de ces productions et du regard porté sur elles ?

Les jambes, les bas, les pieds et les souliers, tout ce qui sert de socle et de piédestal aux femmes relève en partie de ce que Georges Bataille nommait le Bas Matérialisme – dont le fétiche était une photographie d’un Gros Orteil par Boiffard, qu’il avait cadrée comme un visage. ( revue Documents ) Et à l’inverse, la Femme idéalisée se réduit à un buste et à un visage, elle ne possède ni sexe, ni jambes : une grande part du succès iconique de La Joconde tient sans doute à ce qu’elle est privée de jambes. Cul de jatte, ce que montre ironiquement un dessin de Roland Topor. Chez Christian Berst, Le Fétichiste présente les petites photographies en couleur des années 90 de jambes de femmes gainées de collants transparents avec, parfois, des autoportraits des jambes d’un homme, le photographe sans doute, revêtues de bas.

« Mythologie personnelle » ou Obsession typique d’une époque ?

C’est à la fin des années 60 qu’avec l’invention de la minijupe, puis des collants mousse qui mirent fin à la tyrannie du porte-jarretelles, les jambes des femmes furent mises en évidence. C’est donc dès les années 70 que furent découvertes, dans les deux sens du mot, leurs jambes. Ces nouveaux appâts furent célébrés, bien avant l’obsession de ce fétichiste anonyme, par deux films de la Nouvelle Vague. Le genou de Claire ( 1969 ) de Eric Rohmer érotisait le genou d’une très jeune fille et le regard se focalisait sur ses jolies jambes nues . Plus tard en 1977 L’Homme qui aimait les femmes de François Truffaut déclinait l’obsession des jambes d’un homme viril qui ne se contentait pas d’être un voyeur mais consommait les femmes à tour de bras, si j’ose dire. Les jambes de ces femmes toujours en mouvement sont comme des « compas qui arpentent le globe terrestre en tout sens ». Aujourd’hui, femmes et jeunes filles dévoilent moins leurs jambes : on n’assiste plus au défilé dynamique et somptueux de jambes que ce film cadrait en gros plan selon le même procédé de focalisation que l’anonyme dit Le Fétichiste.

Cependant, comme il s’agit de photographies, celui-ci ne montre que des jambes à l’arrêt, le plus souvent de femmes assises, les genoux croisés selon un subtil verrouillage sans offrande ni ouverture. Le fétichisme catégorise une perversion sexuelle qui procède d’un déplacement de l’objet du désir sur un attribut ou un objet partiel érigé en fétiche ( ruban, culotte, bas, soulier… ) La jambe est une partie d’un corps et non pas un objet comme la bottine, la chaussure ou le collant qu’on enfile… C’est pourquoi sa collecte de jambes via ses photographies est moins libre, moins surprenante que les clichés pris par Miroslav Tichy, parangon à ce jour du photographe brut, exposés en même temps par Berst, dont le voyeurisme préférait les femmes entières pour les saisir dans des postures diverses.

L’exposition de ce photographe amène cette question : une photographie est-elle un objet ? L’acte photographique résulte, le plus souvent, d’un voyeurisme – alors qu’un fétichiste transfère sur des objets partiels le pouvoir de séduction d’un sujet qui reste pour lui hors d’atteinte. Plus que de dérisoires souvenirs, des photos peuvent s’ériger en fétiches, obscurs témoins encore désirables d’une excitation sans lendemain.

L’Exhibition[ niste ]

Exhibition, ce mot évoque simplement en anglais selon Louboutin l’exposition de quelque chose, aussi bien une marchandise dans une vitrine qu’un produit photographié pour une publicité. La valeur d’usage d’une chaussure qui ne serait faite que pour marcher est alors oubliée au profit de sa valeur d’exposition. Mais ce n’est pas le soulier qui prend ici valeur de fétiche : en effet, pour Louboutin, même si certaines de ses créations possèdent une poésie quasi-surréaliste : le soulier en peau de maquereau, les souliers LOVE, les agressifs souliers Zuleika, et tant d’autres… les escarpins aux hauts talons qu’il s’ingénie à fabriquer doivent surtout rehausser la femme, érotiser sa silhouette et dynamiser ses jambes. Ils confèrent aux femmes une force, un pouvoir plus martial qu’érotique. Les femmes nues que photographiait Helmut Newton sont chaussées de souliers à talons qui sculptent leur corps. D’imposantes femmes nues au corps idéalement proportionné sont entièrement faites de peausseries dans différents tons nude évoquant la chair, statues érigées telles des souliers devenant absolument femme.

Et surtout David Lynch a réalisé pour Louboutin des films et des photographies d’un érotisme étrangement inquiétant : il culmine avec une création de souliers siamois qui ne sont pas faits pour marcher mais immobiliser une femme dans une posture cruelle, telles des menottes faites pour les pieds d’une danseuse sous contrainte. Dita Von Teese, danseuse de cabaret « burlesque » dont le nom de scène évoque le Teasing, art de s’exhiber pour provoquer le désir, porte à la fois un corset, des bas avec des porte-jarretelles et des souliers Louboutin à talons vertigineux, tout l’attirail fétichiste propre à la Pin Up. Nous voici bien loin du laisser aller et de la liberté de la Nouvelle Vague.

Une mythologie partagée

L’exposition/exhibition, dont la scénographie inventive est extrêmement raffinée s’étend dans les espaces de ce Musée-Palais des années 30, rend hommage, grâce à son commissaire Olivier Gabet, aux arts décoratifs en tous genres, avec des vitraux et des papier peints que Louboutin a dessinés en mettant cent fois sur le métier le motif des jambes de femme en valeur. Elle vient s’inscrire dans le rapprochement actuellement à la mode de l’art et de la Mode. C’est un hommage au glamour un brin vulgaire qui anime les créations de cet artisan-créateur, fondateur d’une marque renommée. Le contraire d’un Anonyme !
Les objets-cultes qu’il confectionne semblent parfaits pour des amateurs de fétichisme, c’est-à-dire pour des exhibitionnistes enfermés dans leur espace privé. Le parcours de l’exposition culmine dans le suggestif « musée imaginaire » de Louboutin alliant, par exemple, des photographies de Pierre Molinier, cet exhibitionniste notoire, et un tableau de Clovis Trouille en hommage au divin Marquis de Sade. Mais la « mythologie personnelle » propre à Christian Louboutin fonctionne surtout comme l’image d’une marque et d’une production reconnue. Sa passion a donné lieu à un savoir-faire artisanal qui s’écarte des sentiers battus du luxe pour se fondre dans l’imaginaire érotique d’une époque déjà dépassée.

Pourquoi caractériser des productions, qu’elles soient anonymes ou célèbres, du nom de perversions désuètes – même si ces pratiques existent encore ? Les formes artistiques et les styles ont-ils besoin de se référer à une nosographie psychiatrique épinglant pour les stigmatiser des comportements déviants de la norme ? Fétichisme, exhibitionnisme ou encore voyeurisme habitent sans doute des créations dont ils sont les motifs apparents, mais à quoi bon réduire ces créations insolites à des cas cliniques et le plaisir esthétique qu’ils procurent à une satisfaction érotique banale ?