Après l’exposition Świat, L’univers de Sławny, présentée par la Maison des Rencontres avec l’Histoire de Varsovie en 2012-2013 , sur la participation du photographe Władysław Sławny à la revue de photojournalisme, la Ville de Varsovie, la Mairie du 3e arrondissement et l’Institut Polonais de Paris proposent de découvrir cet été son travail des années 1950 sur les grilles du square du Temple.

Square du Temple, « Le bal des millionnaires », un local populaire, sur le mur, entre deux fenêtres, des photographies de Varsovie. Des couples dansent, pour la plupart indifférents au photographe, un homme, au col roulé, la cigarette aux lèvres a la main bandée, un autre, à demi caché par sa partenaire regarde la caméra. Le cadrage de la photographie laisse deviner d’autres couples emportés dans la danse et des groupes appuyés en spectateurs sur les murs de la salle. Pas de flou de mouvement, la photographie immobilise les pas et les discussions des danseurs. Quelques mètres plus loin, des hommes, le chapeau sur la tête, semblent surpris au repos sur le plateau de tournage d’un western.

La première photographie, légèrement basculée, entraîne le visiteur dans l’ambiance du bal des ouvriers de la coopérative du village de Marszowice en Basse-Silésie dont la production au bout d’un an d’existence a dépassé le million de zlotys. La seconde met en scène des ouvriers couvreurs en tenue de travail discutant, bouteilles de bière à la main, lors d’une pause quelque part en Allemagne de l’Est. Les deux photographies font partie de reportages parus dans Świat (« Le bal des millionnaires », n° 8 du 27 février 1955 ; « Nos voisins de l’Ouest », n° 51 du 16 décembre 1956). Le noir et blanc, le cadrage et la composition, serrés sur la présence animée des groupes, engagent une photographie humaniste conduite par l’empathie et la confiance.

Dans les années 1930, Władysław Sławny (1907-1991) travaille à Paris comme photographe de presse. Il y fréquente Robert Capa, David Seymour, Izis, Brassaï, Ylla… et publie ses photographies dans Regards. Après son engagement dans l’armée polonaise de l’Ouest pendant la Seconde Guerre mondiale, il fonde, avec quelques collaborateurs, Wiesław Prażuch, Jan Kosidowski, Konstanty Jarochowski, l’hebdomadaire Świat (Le Monde) en 1951 à Varsovie. Świat disparait en 1969 sous les coups de la censure, mais pendant deux décennies, signe de porosité visuelle entre l’Ouest et l’Est européen, la revue entretient le lien avec les photographes de Magnum et de nombreux autres comme Robert Doisneau. La revue accueille les photographies d’Henri Cartier Bresson, Willy Ronis (« Saint Germain des près », n° 29 du 15 juillet 1956), Werner Bischof (« Japon », n° 17 du 22 avril 1956) et ses collaborateurs accueillent les photographes occidentaux dans leurs reportages au-delà du « rideau de fer ».

Presque toutes les photographies datent des années 1950, pendant lesquelles Władysław Sławny est le chef du service de la photographie de Świat, et plus particulièrement de 1955-1957, période de relatif dégel où le photographe parcourt l’Allemagne, la Yougoslavie, les Pays-Bas, l’Union Soviétique avant son installation définitive à Paris en 1957. Quelques photographies, destinées à un livre jamais réalisé, montrent Paris au début des années 1960 (Les Halles, Place du petit Pont, Dans la station de métro Réaumur-Sébastopol…).

Attentif à l’instant décisif, il tire et recadre ses négatifs de formats 6×6 ou 35 mm – Władysław Sławny travaillait au Rolleiflex, comme le montre l’autoportrait de l’affiche de l’exposition, au Zorki puis au Leika IIIa – pour mieux exprimer le point de vue des scènes de rue et la dynamique du cliché. L’exposition présente une quarantaine de tirages numériques réalisés à partir du scan des négatifs. Varsovie, où il habite et travaille (Devant la rédaction de l’hebdomadaire « Świat », Varsovie 1955), est le lieu de prédilection d’une photographie curieuse du quotidien, de l’ordinaire, des loisirs et des rencontres (Fête foraine au bord de la Vistule, Varsovie, avril 1957), d’une photographie respectueuse, imaginaire d’un réalisme qui, selon le photographe, la dispense de commentaire contextuel ou de paraphrase historique.

La photographie du PKiN (Le Palais de la Culture et de la Science, Varsovie 1953-1955) montre une autre facette du travail du photographe. Le monument, dans une élévation qui s’impose au paysage de la ville en reconstruction, est cadré en second plan, donnant au chantier du parvis, au sous-sol strié de barres d’acier, une surface équivalente au ciel. L’homme y tient une dimension minuscule, passants au premier plan sur la rue Marszałkowska, groupes d’ouvriers aux abords du chantier. Fascination ou ambigüité ? Avec le recul, la photographie se fait polysémique et pourrait bien assumer un demi-siècle de débats et de polémiques sur ce patrimoine emblématique.
La photographie de l’autoroute en Allemagne de l’Est (1956) poursuit l’ambivalence entre humour et causticité et prend aujourd’hui aussi une signification particulière dans l’histoire croisée des infrastructures de transport et des changements de nom des firmes automobiles allemandes dans les années 1950.

Si Władysław Sławny documente les réalisations et les manifestations du régime, il s’attache surtout aux scènes de la vie de tous les jours. Les visages sont souvent radieux, fiers et communicatifs, autant quand il photographie les ouvriers que les rencontres internationales, les regards et les gestes quelquefois complices. Sous le calicot rédigé en français « Nous saluons les défenseurs de la paix du monde entier » (5e Festival mondial de la Jeunesse et des Étudiants. « Parade internationale des artistes du cirque ». Varsovie, août 1955), l’œil du photographe, à l’écart de la manifestation officielle accroche l’attention amusée de la foule et le ravissement de l’enfant face au spectacle de cirque au premier plan. Moscou octobre 1957, la foule, photographiée de dos, s’étire en une queue qui occupe presque tout l’espace sur fond des bâtiments de la Place rouge (Devant le Mausolée de Lénine La Place Rouge, Moscou octobre 1957) au moment où une nuée de pigeons emplit le ciel dans un vol désordonné. Au milieu de la foule, le regard d’une femme interroge le photographe sur l’instant qu’il saisit.

Dans l’attention aux hommes et aux femmes, les difficultés du redressement du pays et la construction d’un État socialiste apparaissent en filigrane ou en arrière plan. De Nowa Huta (« la nouvelle fonderie »), Władysław Sławny fait le portrait des habitants, passants dans leurs déplacements quotidiens, jeux d’enfants ; en toile de fond, l’architecture et l’urbanisme de la cité idéale destinée, dans l’esprit du réalisme socialiste, à concurrencer Cracovie.
Dans ces images, le photographe affirme sa liberté d’auteur, celle d’un photojournaliste artiste dont la vision subjective mêle récit et engagement social pour déborder le dilemme de la fonction et de la forme, comme les disputes des réalismes. Il met en images le portrait d’une société et de ceux qui la font exister (Sidérurgistes, Allemagne de l’Est, 1956), il en crée une archive attentive aux qualités humaines. Le reportage est histoire d’individus (Sur la côte dalmate, Yougoslavie, 1957), de groupes, saisie d’un moment partagé, d’une humeur de l’instant, de l’esprit d’un lieu ou d’un événement, ce qui n’exclut jamais l’humour (Sur la pelouse de Reuilly lors de la « Fête de l’Huma »).