Le monde flottant du photon

Au centre de la couverture du livre « Photongraphie » de Michel Sicard et Mojgan Moslehi publié par l’Harmattan dans la collection Retina trône un rectangle de couleur jaune ou plutôt une variété de nuances de jaune. En contrepoint dans le coin supérieur droit, près du nom des auteurs une trace grise comme un ensemble de rayures photographiées nous interroge sur les enjeux de ce livre d’artiste. Rapidement feuilleté il laisse apparaître une occupation des pages en all over de mixtes photo-texte, avec des paragraphes en français et d’autres en alphabet arabe .

La forme structurée de l’image en couverture va être transformée tout au long des pages, se dilatant et subissant les modifications de point de vue et l’agression des traits , des lettres et des couleurs. Dès la première page le cadre traditionnel de l’image devient un losange évanescent au sujet illisible. Dès la double page suivante les formes se fragmentent. On sait que l’abstraction en art procède d’un langage visuel qui s’affranchit de la reproduction du monde extérieur.

Dans son expérimentation livresque cet ensemble apporte une nouvelle pièce au dossier réalisé avec La photographie à l’épreuve de l’abstraction lors des expositions de 2020 au Centre Photographique d’Ile-de-France, au Frac Normandie à Rouen et au centre d’art Micro Onde. Ainsi c’est un autre domaine de la diffusion de la culture qui est exploré. Quand le texte s’amorce avec des éléments visuels de structures floues qui s’y superposent il est question de bibliothèque où « les auteurs et leurs oeuvres ignorent les cadavres et s’entourent de voiles flottants pour commencer une danse d’ombres blanches. »

Les images ici reproduites fonctionnent sur des effets de présence floue, d’où cette impression atmosphérique de rendu d’un monde fluctuant défini de la sorte : « l’espace est ainsi un voile de filaments sensibles et lumineux. » Le caractère instable de cet univers, cette fluidité visuelle n’est pas sans rappeler le programme d’un célèbre courant artistique traditionnel japonais sans lien à ses sujets l’ukiyo-e terme signifiant « image du monde flottant ». Héritières de notions bouddhiques, ces connotations mettent l’accent sur l’impermanence de toutes choses. Le terme apparaît pour la première fois dans Les Contes du monde flottant œuvre de Asai Ryōi parue vers 1665, où on peut lire dans la préface :
« Vivre uniquement le moment présent,
se livrer tout entier à la contemplation… »

Cette filiation philosophique s’exprime dans cette dynamique « Long est le chemin pour comprendre que la forme est mouvement et le mouvement est forme, dans le désastre des impermanences. » Mais le caractère abstrait de cet univers majoritairement fluide va se trouver contredit par des apparitions du réel sous forme d’objets célibataires, un oeuf sur un grillage, des branches sur le sable, le cadavre d’une fourmi , des éléments d’une plante d’intérieur et puis un bouquet de tulipes jaunes qui vont essaimer dans les pages suivantes leur couleur sous forme de plans colorés d’abord incomplets, évanescents.
Quand le jaune reprenant l’image de couverture occupe la presque totalité d’une double page on ne peut échapper à l’évocation de la fameuse expérience proustienne. Au musée du Jeu de paume, en 1921, Proust éprouve une sorte de malaise devant La Vue de Delft de Vermeer, tableau qu’il adorait et croyait connaître très bien. Il redécouvre un petit pan de mur jaune si bien peint, qu’il semble gagner son indépendance. Dans La Recherche il attribue cette expérience à son personnage de Bergotte qui meurt d’ avoir mis en balance sa propre vie face au «   petit pan de mur jaune  », soit d’avoir privilégié l’art, l’écriture contre la vie elle-même.

Dans un autre choix, parce que la photographie garde une certaine prégnance au réel , le texte du livre insiste sur « les lieux passants » et développe « un bric à brac de vie. ». En choisissant comme unité de leur action de mise en image le photon les deux auteurs s’appuient sur les propriétés corpusculaires de la lumière, la racine phot en témoigne tandis que le suffixe on se rapporte à l’électron. Dans l’espace d’une bibliothèque ils peuvent poursuivre la quête d’ »un impossible livre qui n’a ps d’alphabet ni de langue ».