L’à peine ombre, la nuit, le noir, le clair-obscur, ou comment du noir doit sortir la lumière ? Présentée à la galerie du Granit à Belfort, La Nuit craque sous nos doigts est la nouvelle exposition monographique de Sarah Ritter.
« Je me tiens au centre d’un square et observe deux êtres, un père et sa fille, assis côte à côte sur un banc public. A la frontière de la clarté et de l’obscurité, l’heure semble indécidable : l’homme vient de lire 17H19 à sa montre tandis que sur son téléphone portable la jeune femme constate qu’il est 7H49. Je songe que cette situation relève de l’impossible et pourtant… » Dominique Ristori, Les deux crépuscules.
Quelques points lumineux dans l’étendue noire, nuit noire, quelques signes de vie, où fractures rythmiques abstraites dans l’image, la première photographie de l’exposition a une dimension programmatique. On se voit dedans, la surface vitrée joue de notre reflet de passage. On n’y voit rien, que sa propre face qui cherche à saisir l’objet photographié, le fragment de réel capturé. Mais le réel est-il là ? Entre héliogravures abstraites, kakemono aériens, affiches aux murs perdues par la colle, les choix de Sarah Ritter rappellent à quel point une photographie n’existe que sous une forme particulière, dans la décision d’un tirage et donc d’une technique, d’un format, d’un support, d’un encadrement potentiel.
Les photographies forment ainsi un ensemble qui existe dans un temps donné, celui de la visite, celui de l’exposition, dans un lieu spécifique, composé ici de volutes pierreuses, d’angles morts et d’une baie vitrée. Sans doute la photographie a-t-elle souvent attrait à l’architecture, pas seulement dans la composition de l’image lors de la prise de vue, mais aussi dans la scénographie de l’exposition. Sans doute le regardeur fait-il l’image, mais ici c’est dans un sens littéral qu’il faut entendre la problématique duchampienne puisque c’est le corps du regardeur qui fait et défait par son passage les images, leur succession impossible et sans cesse renouvelée.
Ces choix scénographiques renvoient aussi à la manière dont Sarah Ritter conçoit non pas ses séries de photographies mais plutôt ses ensembles. Ce n’est pas le sujet ou le lieu qui est premier et détermine la production de l’ensemble, mais l’inverse. C’est-à-dire que les photographies réalisées trouvent à un moment donné leur cohérence au sein d’une articulation avec d’autres images. Ce sont donc les correspondances esthétiques, celles décrites par Baudelaire, entre les couleurs et les sons, puisqu’il n’est pas certain qu’une image soit muette, qui président à leur rassemblement.
Les images ne décrivent pas un lieu, un objet, une époque commune, mais un sentiment peut-être, celui nostalgique et sauvage du titre. Entre ces photographies, il en va de l’ordinaire des jours et des rencontres, comme de l’invisible retranscrit au microscope à balayage électronique. Ce sont des visages surpris, abandonnés à l’image, des faces dissimulées par la position de dos ou l’épaisseur d’une vitre, qui apparaissent juxtaposés à des paysages abstraits et lunaires. Ces vues appartiennent-elles au même monde ? Sont-elles susceptibles d’être perçues par un même œil ? Il y a ici une étonnante réunion de partis pris esthétiques que l’on connaissait déjà de manières indépendantes dans l’histoire de la photographie.
Les héliogravures reprenant des images enregistrées au microscope à balayage électronique rappellent les procédés anciens, mais le mystère physique de la camera obscura s’est ici complexifié avec la technique contemporaine. De même les deux portraits de femme, en couleurs, cadrés dans l’horizontalité du regard ont quelque chose du photoreportage. Qui sont ces autochtones, où vivent-elles ? Comment et pourquoi l’artiste les a-t-elle rencontrées ? Enfin, les images les plus noires ou les plus blanches, en soulignant leur matérialité comme leur pouvoir réfléchissant, renvoient aussi à la tradition de « la photographie plasticienne », selon la formule de Dominique Baqué. La photographie est alors une image qui se dit comme telle. Elle est ce seuil, entre objet matériel et ouverture au sujet, dont parle Georges Didi-Huberman dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Ce qui surprend ici c’est donc le rassemblement de ces images hétéroclites ainsi que leur montage dans une perspective fictionnelle, sans que jamais aucune histoire ne devienne explicite. On a le sentiment d’une cohérence mystérieuse, où le monde n’est plus animé d’un ordre à découvrir, mais où il est d’abord vécu, éprouvé, ressenti. A l’heure de la post-vérité, La nuit craque sous nos doigts, dit quelque chose des méandres contemporains où le réel, plus qu’une chose en soi, une chose commune, est d’abord la création d’un regard traversé d’affects. Dans ce cosmos infini aux lignes claires, c’est le baroque tout entier qui est là, ses correspondances, ses reflets, ses illusions, sa magie.