Les grandes plaines de l’Ouest, les chutes du Niagara, les montagnes Rocheuses, les contrées sauvages des grands lacs, les banquises immaculées du Groenland, ou alors, des chefs indiens en majesté, des enfants noirs jouant, un cow-boy guitariste, ou bien un colt, une cible, et des tonneaux de dollars, ou encore des compositions d’objets hétéroclites dignes du surréalisme bien avant l’heure….soit quelques aperçus de la grande peinture américaine du XIXè et début XXè siècle aussi surprenants que les tirages photographiques des années 1870 : portraits d’Indiens hiératiques en leurs atours, paysages splendides de la Yosemite Valley, premier parc national devenu mythique des Etats Unis, ou vues de l’Alaska, ultime frontière américaine, terre du grand frisson et des extrêmes.
En ce mois d’octobre à Lausanne à la Fondation de l’Hermitage, il faut voir l’exceptionnelle exposition « Peindre l’Amérique » : plus de 70 tableaux rarement montrés en Europe, venant surtout de musées des Etats-Unis et des séries de photos documentaires de l’ancien musée d’ethnographie conservés au Musée de l’Elysée de Lausanne.
Avec cette exposition emblématique qui célèbre les 30 ans de la Fondation de l’Hermitage, Sylvie Wuhrmann, sa directrice, poursuit ses cycles d’exploration de l’art occidental du XIXè s. ainsi que de l’art américain (Andy Wahrol, 1995, L’impressionnisme américain, 2002, Edward Hopper, 2010). Cette fois, William Hauptmann, le commissaire, entend démontrer au grand public européen le côté novateur de cette grande peinture américaine qui s’est développée dans une période historique cruciale pour les Etats Unis, affichant sa rupture avec les modèles européens.
Une science jeune pour un art pictural méconnu –
Une exposition d’autant plus nécessaire que cet art est méconnu : alors que l’image des Etats Unis au XIXème s. a été transmise en Europe par la littérature (Cooper, Edgar Poe, Henry James ) et plus encore au XXès. par la profusion de westerns hollywoodiens exaltant le Far-West et de sa conquête, la peinture qui expose les mêmes sujets (les chefs indiens, le colt fidèle, la cible) est longtemps restée terra incognita. William Hauptmann, historien d’art et commissaire de l’exposition souligne un paradoxe significatif : les universités américaines enseignent l’histoire de toute la peinture européenne, mais en Europe, la peinture américaine reste une étude ignorée. Il est vrai que l’intérêt des Américains eux- mêmes pour leur propre patrimoine pictural reste récent, au point que dans les années 1950, le directeur d’un grand musée du Midwest a préféré vendre une partie de sa collection américaine jugée inconvenante dans son institution.
Tout a changé avec les années 1960, quand le centre du monde de l’art s’est déplacé de Paris à New-York, avec l’émergence de Pollock, Kline, Rothko puis Wahrol, l’essor de l’expressionnisme abstrait et du pop’art, surtout à partir de la Biennale de Venise de 1964 qui attribua son premier prix aux collages d’objets de Rauschenberg, au grand scandale de la critique européenne réactionnaire, mais tandis que Pierre Restany applaudissait du surgissement de ce « troisième genre entre peinture et sculpture ».
Cette mutation esthétique radicale provoquée par les artistes a conduit peu à peu les conservateurs et les historiens à reconsidérer les sources natives de leur art et à partir des années 1980, l’étude de l’art américain a conquis sa respectabilité au sein de l’université, avec le soutien parallèle d’actions concrètes : en 1978, la création par Daniel J. Terra de la Terra Foundation for American Art basée à Chicago pour favoriser les actions éducatives et muséales en faveur de la peinture américaine du XIXè s., avec subventions de projets à l’étranger, développement de liens avec les grands musées européens et installation dès 1992 d’une antenne française à Giverny.
Une peinture créatrice d’identité nationale
Cette exposition permet donc de juger de l’importance prise par la peinture à partir du XIXème siècle, et sa création de repères iconographiques dans la formation d’une identité nationale américaine d’autant plus nécessaire que les Etats unis, pays immense entre deux océans venaient de conquérir son indépendance (1776). Certes ce n’était pas la priorité des pères de la nation : Benjamin Franklin n’avait-il pas déclaré dès 1763 -« Quand nous en aurons fini avec les nécessités de la vie, nous songerons à ce qui l’embellit ». Cependant, pour William Hauptmann, « après une ou deux générations, les Américains ont compris que leur pays ne pouvait survivre uniquement par le commerce, et qu’il leur fallait établir leurs propres références culturelles à partir des spécificités américaines ».
D’où, avant tout, le primat de la peinture de paysages, de ces vastes étendues vierges et sauvages, dont les artistes (Thomas Cole, Asher B. Durand, Jean-Jacques Aubudon) font une image visible de la Création, voire du Paradis où l’homme et la nature coexistent harmonieusement, et cette tendance se poursuit le long du siècle, notamment avec la création de l’Hudson River School en 1870, première grande école d’art américaine, avec des peintres amoureux de géologie et de sciences naturelles qui partent en observation minutieuse du terrain pour nourrir leurs allégories de détails réalistes tandis que les peintres « luministes », souvent amoureux des crépuscules accordent leur palette aux jeux de lumière intimes et aux atmosphères douces, poétiques (Sanford R. Gifford, Fritz Henry Lane). Au fil du siècle, la peinture embrasse ainsi l’ensemble du territoire américain, les artistes (Albert Bierstadt, Thomas Moran… ) partent à leur tour à la conquête des paysages montagneux de l’Ouest, « l’Ouest rocheux et nerveux apporte un élément neuf et continental dans notre mentalité nationale et nous allons voir un génie américain » écrit le philosophe Emerson.
Ainsi se marque la rupture de ces artistes avec les modèles picturaux de la vieille Europe : Plus de peinture religieuse ni de peinture d’histoire. Même s’ils en viennent ou s’ils retournent un temps pour parfaire leur éducation artistique, les peintres américains du XIXème siècle privilégient l’iconographie créatrice d’une identité nationale. Puisque les paysages et non plus la représentation des saints exaltent la grandeur et la beauté de la Création divine, ils mettent en scène tout ce qui compose la vie quotidienne. Tout d’abord les personnes, dont les peintres multiplient les portraits : notables (Rembrandt Peale), un Leader blanc (William Merritt Chase), chefs indiens (George Catlin), femmes de notables ou cow-boys, (Thomas Cowperthwait Eakins), enfants noirs (Eastman Johnson), agriculteurs dans les champs (Louis Comfort Tiffany) ou politiques en train de discuter (Richard Caton Woodville)….
La fabrique du réel américain jusque dans les natures mortes
Mais les peintres accordent aussi une place prépondérante aux objets référents de la vie américaine, le Colt fidèle (William Michael Harnett), La cible (A.Kline), les Tonneaux de dollars (Victor Dubreuil), les reliques indiennes (Georges Cope) ou la malle endommagée du voyageur (John Haberlé) composant alors d’étonnantes natures mortes qui feront la popularité du genre à partir de 1860. Si les panières débordantes de fruits (Levi Welles Prentice) rappellent la peinture hollandaise du XVIIè s. et figurent à leur tour l’abondance du sol et des récoltes (D. Scott Evans), ces natures mortes sont un élément constitutif de la fabrique du réel américain mais au-delà de l’humour, la hardiesse de certaines compositions laisse perplexe.
Ainsi le tableau « Ardoise, pipe, tabac et boite d’allumettes » que Peter Mc Callion peint vers 1890-1900 pourrait être attribué sans hésitation au futur Picabia. Et que dire de « Lincoln et le châssis de Pfleger » de John Frederick Peto ? soit un châssis à clés représenté avec soin mais on s’étonne de voir le portrait de Lincoln, bizarrement punaisé sur l’envers de la toile, et bien que ce grand président soit une figure fétiche de l’artiste, sa bouche reste inachevée. Là encore, on se croirait transporté vingt à trente ans plus tard devant une œuvre surréaliste. Et il en est de même pour l’ensemble des compositions de cet artiste disparu en 1907. Pour William Hauptmann, sa maitrise de la composition et du trompe l’œil le font désormais considérer comme un des peintres de natures mortes les plus novateurs du XIXème siècle.
La découverte de la peinture du nouveau monde transporte décidément dans un monde autre, tout en rupture et innovation.