En sept chapitres – Le séminaire « Danse, performances, images », Imager la danse, L’image comme protocole, Danser l’image, Chorégraphier l’œuvre d’art, Chorégraphier l’exposition, Le performatif opératique – et une centaine d’articles, le livre de Christian Gattinoni dit à la fois un parcours d’enseignant, de chercheur, de photographe et de critique – une trentaine d’années d’expériences et de textes parus dans différentes revues et quelques-uns inédits –, et une pensée, celle des feuilletages et des mises à l’épreuve transdisciplinaires du performatif dans l’image du corps en mouvement.
Au départ des recherches qui mettent en tension l’écriture des différents chapitres du livre, la chorégraphie du Saut de l’ange de Dominique Bagouet dans une scénographie de Christian Boltanski sur une partition de Pascal Dusapin au festival Montpellier Danse en 1987. De la question des partitions avec danseurs et plasticiens, Christian Gattinoni éprouve et théorise l’image comme protocole, la chorégraphie de l’œuvre et à l’œuvre, la mixité et l’interaction multimédia des pratiques (danse, opéra, costume, décor, peinture, vidéo, photographie, image virtuelle…) dans une suite de critiques d’œuvres monographiques de plasticiennes et de plasticiens, de chorégraphes, de critiques de livres et d’entretiens.
Dans sa diversité, le livre s’ouvre à de multiples lectures, en surgeons, en bifurcations et en recoupements, questionnant, sous différents points de vue en proximités et en disjonctions, l’histoire des rencontres, des partages, des métissages, des théories et des pratiques d’interaction de la danse et de l’image, photographie, vidéo et image virtuelle : lecture continue en traversée de la problématique – « comment imager la danse et faire danser l’image ? » – ; lecture poursuite des artistes, chorégraphes, danseuses et danseurs, photographes…, des scènes ou des livres ; lecture feuilletage avec arrêt sur article guidé par la curiosité ou le plaisir, la rencontre au détour d’un entretien, la découverte ou la mémoire éblouie d’un spectacle, d’une exposition, d’un ouvrage ; lecture recherche dans la théorie et la mise en pratique de l’image performative. Courts, d’une à quatre ou cinq pages pour les plus longs, les articles, peuvent ainsi être lus seuls en arrêt sur imaginaire, dans la fulgurance d’une rencontre, d’un partage où l’écriture image le corps en mouvement, l’éphémère de la scène, en liens multiples à tisser, à solliciter par la pensée et peut-être par le rêve.
L’analyse met en regard et en dialogue un foisonnement de pratiques où l’image, analogique ou virtuelle, participe à et de la création comme outil, élément chorégraphié autant qu’elle re-présente ou ré-active le temps suspendu et l’espace du spectacle.
A travers une présentation des projets d’enseignement et de recherche, du séminaire « Danse, performance, images », le premier chapitre interroge, dans le métissage des pratiques, la notion d’image performative, de pouvoir de l’image opératoire produite par des dispositifs dédiés. Plus que de rendre compte ou de relayer l’événement chorégraphique, les protocoles qui régissent les intermédiations entre arts plastiques, sciences et spectacle vivant en augmentent l’information, en construisent l’analyse par l’utilisation du non-visible pour mieux donner à voir et à sentir le visible ; images en acte, dans un réseau de relations entre le créateur et le spectateur, plus qu’empreintes ou traces, les dispositifs participent à la production de l’action chorégraphique dans l’instantané de la performance comme dans l’après-coup de l’archive ou du tirage d’exposition. Image documentaire du mouvement, de la pesanteur et de l’apesanteur, des expériences du genre et des rapports de la scène au monde, l’image performative en fictionnalise les effets.
« Comment la photo rencontrant la danse peut se faire « fulgurant regard absolu » », une carte blanche donnée à l’équipe de lacritique.org ouvre, avec le second chapitre, une réflexion sur « Imager la danse », comment la photographie, argentique ou numérique, peut-elle transmuer le corps dansant et l’espace de la scène, donnant à voir des états inédits ? Comment restituer l’atmosphère, l’énergie, la présence d’un spectacle de danse dans une intensité photographique (Laurent Philippe), l’émergence des gestes, la fusion recherchée des corps (Agnès Godard), les possibles exacerbés des corps en ferment des questions sociétales ? La distinction de la photographie et de la danse dessine-t-elle l’impossible image de la projection des temps (Michelle Debat) ?
Image à faire, image en acte, avec la danse, l’image est protocole, prise en compte d’un geste « traversé de multiples strates d’historicité » (Isabelle Launay), des mots qui conditionnent l’imaginaire du geste. S’ouvrent ainsi la recherche des mémoires disjointes et partagées du médium photographique et du corps en mouvement, de leur entre-deux (Lore Stessel), collaborations intimes, passerelles, traversées, contrepoints, sensualité dynamique de l’affleurement, des énergies partagées et du voir, les potentialités d’une chorégraphie de l’image, d’une image qui performe l’inconscient, questionne les habitus sociaux autant que le genre, le rapport au corps assumé dans ses fonctions vitales et désirantes, au corps autonome s’échappant des contraintes, de « l’emprise de l’œil du temps » (Gabriela Morawetz).
« Danse perdue » de l’après catastrophe, « danse retrouvée », corps en gravité et corps hors de la gravité, la beauté de l’acte de création est acceptation de la défaillance, de la fragilité originelle (Carlotta Ikeda, Pascal Quignard). Les œuvres les plus singulières et aussi les plus dérangeantes s’élaborent sur la base des fonctions élémentaires du comportement humain, « la part ludique et expiatoire de méchanceté », de peur, d’angoisses existentielles, là où le corps « sait retrouver ses exigences primales ». Dans le feuilleté complexe des temps de la création, dans les visions critiques des scènes dansées à la violence métaphorique où l’imaginaire se faufile, s’apprêtent les dimensions de la suspension (Tina Merandon) en union et désunion des temps et des espaces, se dessinent un palimpseste des affrontements en intimité, une danse du corps obscur (Riccarda Montenero).
Entretiens et textes analysent ainsi la génération des fictions chorégraphiques, mouvement et image performative, du dialogue avec l’histoire des arts, l’anthropologie, la sociologie… (Laurent Paillier, Anne Creissels, Gaëlle Bourges, Aurélie Pétrel et Vincent Roumagnac…), les collections et les accrochages muséaux (Noé Soulier…). Ils décryptent les différentes manières dont le geste se saisit de l’image, la reconstitue, l’incorpore, la fait apparaître ; dont les photographes et plasticiens traquent et scénarisent le corps en danse et en résistance dans la photographie, le dessin, la calligraphie, l’installation, la sculpture… (Anne-Flore Labrunie, Gabriela Morawetz, Lore Stessel, Corinne Mercadier…) ; dont les chorégraphes et les danseurs interagissent avec les chercheurs, les problématiques et les expérimentations scientifiques (Nicole et Norbert Corsino) ; dont ils subvertissent les mythes dans une mise en scène critique des réalités contemporaines ; dont ils se nourrissent et bousculent les expériences du genre. Dans ces laboratoires du geste, de l’image et de l’écriture critique qui en rend compte, se forme, se déplie, se déploie en multiples variations, bifurcations et intersections, une pensée complexe de l’image performative comme des enjeux du corps performé. Interrogation du corps contraint, « partenariat » physique avec l’espace et le temps, la danse fait ainsi du geste, dans le rapport du corps à lui-même, non seulement un outil de recherche de soi mais aussi de l’autre et de l’altérité.
Pourrait-on penser et chorégraphier un « état de danse degré zéro » ? « Pourrait-on danser l’impossibilité de danser ? » (Eszter Salamon), l’interrogation d’une possibilité de vider la danse introduit le chapitre « Chorégraphier l’exposition ». Suit une réflexion sur les situations d’exposition ou d’installations scénographiées et chorégraphiées, sur la « condition nomade de l’image », sur l’expérimentation du monde en devenir-images (Christian Rizzo), sur le pouvoir des images, « l’acte d’image » : invitation faite aux visiteurs de performer leur visite (Henri Foucault), à imaginer une déambulation, ou, devenu dans son parcours, spectateur, à invoquer des réinterprétations, à susciter de nouvelles mises en scène (Suzanne Lafont) ; à vivre une situation « où quelque chose leur était dansé – comme une expérience d’intimité » (Xavier Le Roy).
Le performatif opératique. Sous ce titre, Christian Gattinoni regroupe une dizaine d’entretiens et de critiques questionnant la fabrique performative des images en analyse croisée des liens transversaux entre les différents domaines artistiques, des transferts et des traversées du réel et de la virtualité. Dans une image dialectique où le maintenant et l’autrefois se percutent, la participation active du spectateur aussi fait œuvre : « opéra » des scènes de performances de Corinne Mercadier « dont le livret reste à écrire par les spectateurs que nous sommes » ; transformation d’une image critique en une image performative née des gestes conjugués des mémoires et des désirs présents (Pierre Coulibeuf) où se mêlent, dans un mouvement subtil, images réelles et images mentales ; incarnation d’identités multiples, transgenre (SMITH). Le renouement avec la mélancolie de la perte participe des multiples voies d’interrogation poétique de la complexité du monde.
Hormis la première de couverture, Triptyque [Z], réalité augmentée de N+N Corsino, le livre ne propose pas d’images. Au lecteur de s’ouvrir, dans le silence immobile de la page, à la re-présentation, geste, image et son ; à imager le temps éphémère des scènes et des expositions, la fulgurance des images, avec les souvenirs qu’il a ou qu’il n’a pas ; à se jouer un parcours entre les articles et la sitographie ; à danser la lecture.