L’exposition des photographies de Diane Arbus au Jeu de Paume propose une vision complète et ouverte de son œuvre. Au-delà des icônes qui ont fait son succès public, l’exposition permet de traverser librement une œuvre vibrante et obsessionnelle. L’individu qui habitait les images de Lisette Model était étrange, mais le monde faisait encore écho à son étrangeté. Chez Diane Arbus, son élève, le rapport entre le monde et celui qui l’habite est discordant, il est la source d’un conflit irréductible.

Il faut saluer la qualité de l’exposition Diane Arbus, étape française d’une longue suite d’expositions et qui pose avec finesse l’entrée de la photographe Américaine dans le gotha de l’art du XXe siècle. Le mérite est d’autant plus grand que cette fortune publique et critique intervient après une flambée des prix de ses tirages qui se vendent aujourd’hui à des prix débordant le seul marché de la photographie pour tutoyer les premiers cercles du marché de l’art. Le Jeu de Paume propose une approche sobre du travail, un nombre de photographies suffisant pour être appréhendé, un parcours qui s’éloigne de la chronologie sans pour autant mettre en avant des icônes surreprésentées. L’affluence de visiteurs ne permet pas de saisir la composition des salles, mais le parcours déroule une lecture fraîche de l’œuvre.

On y retrouve la galerie emblématique des personnages de Diane Arbus. Fascinée par l’humain la photographe met en lumière, l’humanité et ses franges. Elle éclaire d’une lumière vive qui réussit à être à la fois crue et respectueuse, des familles à part, monstres de foire, nudistes, handicapés. Chez les anonymes, elle fait ressortir des traits dont on ne sait dire s’ils relèvent de la force ou de la faiblesse, tel ce jeune manifestant dont on ne sait si on plaint la fragilité ou si l’on craint les courtes vues politiques.

Il y a un paradoxe chez Diane Arbus qui montre les misfits d’une société qui les regarde, mais les accepte rarement. Par le regard qu’elle porte, on reçoit souvent ses portraits comme une donnée sans friction : L’homme tatoué, la femme sans tête seraient dans le cadre de l’image comme dans un havre où leur existence n’est plus questionnée. Pourtant Les images n’ont pas cette simplicité, leur inscription constante dans les magazines plutôt que sur les murs des galeries, montre s’il le faut sa volonté de confronter ses sujets au commun. Mais la question se retrouve aussi au cœur des images. Ce qui apparaît n’est jamais l’individu seul, ce n’est jamais l’individu dans son environnement, c’est cet individu au seuil du groupe, à la lisière.

Arbus ne photographie jamais seulement un sujet, elle photographie un état particulier de ce sujet. Elle ne le met pas en scène, mais elle le met en situation. L’individu chez Diane Arbus est montré contraint par son rôle. Dans tout groupe social, il apparaît nécessaire de se costumer pour exister. Ainsi parcourir librement l’œuvre d’Arbus c’est parcourir une galerie de masques, de déguisements et de travestissements. Ses personnages sont dans des loges, des chambres d’hôtel, toujours « sur le point de ». Vêtus ou non, ils sont souvent pris dans cet état intermédiaire de préparation ou leur peau même apparaît comme un costume. Comme les vêtements trop grands des adolescents, les lieux ne sont pas taillés pour l’homme : Arbus photographie les décors de Disneyland, la nature est un No man’s Land abstrait, et même le foyer, si l’on pense à l’emblématique portrait du géant, est devenu inhabitable.

Dans les images d’Arbus, le bord vient peser sur le centre. Il faut savoir décentrer le regard pour comprendre le mécanisme de ses images les pressions qui s’exercent sur le sujet. Toutes les strates de la société sont des sujets d’étude car, au-delà des catégories, chaque image pointe la même friction entre l’être et son entourage, une intranquillité que la photographie ne peut que surprendre et suspendre, un temps seulement.