C’est autour de la question « ouverte » du rapport à l’œuvre que se rencontrent ici, artistes de champs disciplinaires différents, critiques ou théoriciens d’obédiences et de territoires divers. Si tout travail collectif pose sa difficulté ou trouve son intérêt dans le maintien fragile mais indispensable des tensions autour d’une cohérence de questionnements et un évitement clair des « pièges » du sujet, Le rapport à l’œuvre, est ici un bel outil de mises en rapport.
En effet, ce recueil de textes peut s’appréhender comme celui d’expressions où la complexité mais aussi la richesse des propos peut non pas apporter une vérité, historique ou philosophique mais appeler à une reconnaissance de la parole critique : de Diderot à l’artiste lui-même. Ainsi, si l’on peut repositionner le débat autour du rapport esthétique à l’œuvre d’art comme le propose historiquement et théoriquement Dominique Chateau en partant des deux interprétations divergentes mais complémentaires du philosophe (Heidegger) et de l’historien (Shapiro) à propos du célèbre tableau de Van Gogh, les Souliers, et ouvrir sur les trois occurrences du « vrai » définies par Roger de Piles mais aussi sur les différences notamment peirciennes de copie, indice et iconicité, il est heureux de « conclure » à cette impossible recherche d’un vrai tant philosophique qu’historique qui ne peut faire abstraction de cet acte intuitif que Diderot, père de la critique moderne, relevait déjà à l’œuvre dans ses bases d’une théorie de l’expert et que d’autres aujourd’hui relèvent dans la distinction entre esthétique et artistique. Ainsi, le critique et philosophe de l’art Dominique Berthet peut-il justement revenir sur le cas Breton, à la lecture de ses derniers textes des années 1960 et face à l’art primitif, notamment au masque : Breton dont la relation à l’œuvre prenait certes en compte l’analyse de cette dernière mais ne pouvait définitivement s’exercer sans cette part « d’émotion révélatrice » qui aura permis à la pensée surréaliste de faire le pont avec la pensée primitive. C’est ainsi que les contributions de Jean-Georges Chali et d’Alain Claverie se retrouvant autour de l’œuvre de l’écrivain martiniquais, caribéen et panaméricain Vincent Placoly, sont d’autant plus pertinentes qu’elles déplacent le rapport à l’œuvre à l’intérieur même de l’œuvre et des liens qu’elle entretient avec l’histoire et notamment celle des peuples colonisés. Ainsi la différence y est privilégiée et c’est dans ce décentrement là que se construit la relation que l’œuvre littéraire ici instaure par rapport à une vision qui ne serait qu’historienne. L’ouverture à l’universel serait l’enjeu du rapport intrinsèque de « l’œuvre de » à « l’œuvre de tous » et donc à « l’œuvre du nous ». Mais le rapport de l’écrivain à son œuvre peut être aussi envisagé dans le work in progress – celui dit poétique- qui se confronte au temps même de son élaboration. Se pose alors, à propos des « Carnets de Malte Laurids Brigge » de Rilke ou de l’œuvre littéraire de Paul Morand la question que soulève plus précisément Michel Collomb : celle de l’assimilation de l’œuvre à la vie, jusqu’à ce qu’analysera Nathalie Laval-Bourgade dans le cas du roman autobiographique de Baltasar Lopes, à moins que ce ne soit « la vie qui imite le livre » comme a tenté de nous en convaincre Oscar Wilde et que nous expose Alain Roger. Alors peut-on lire le parcours littéraire d’Alejo Carpentier, cet écrivain cubain dont Jean-Louis Joachim nous retrace les principaux engagements (sociaux, politiques..) d’où sortira une écriture en forme de maillage dont le vécu, les recherches historiques, les voyages, seront les indispensables sources. Mais le contenu n’est pas toujours facile à déterminer formellement, et il n’est pas nécessairement le gage d’un véritable plaisir face à l’œuvre. C’est le cas pour la musique mais aussi pour la poésie, dont Jean Khalfa nous rappelle au détour des œuvres de Chostakovitch ou de Stravinsky et même Vivaldi, combien l’expérience du sens dépasse toute définition péremptoire. C’est peut-être alors qu’il est fort utile de nous remémorer avec Jean-Marc Lachaud, les phases de la devenue célèbre « crise de l’art contemporain » des années 1990, phases qui auront eu le mérite de relever le sens et la fonction de l’œuvre dans leur possibilité critique dont le caractère contestataire peut déjà manifester la liberté en jeu dans le rapport que l’œuvre peut induire : rapport esthétique mais pas seulement, œuvre d’art mais non exclusivement. Rapport à l’œuvre qui n’est pas synonyme on l’aura compris, d’interprétations, de systèmes de lecture, de maux sans fin dont tous les auteurs ici ont heureusement évité l’écueil et l’enfermement. Nécessaire question d’ouverture devant des œuvres dont chacun a fait l’expérience ici, dans chacun de ses angles d’attaque, de son rapport irréductible à tout essai analytique.
Œuvre alors à lire que Ce rapport à l’œuvre, à mettre en rapport avec soi et d’autres, que cet ouvrage à plusieurs mains dont l’actualité éditoriale pourrait peut-être se révéler comme métaphore et symptôme d’une globalisation (artistique) qui pourrait très vite se retourner comme un gant en d’étroits nationalismes dont les œuvres forcloses seraient alors sans rapport avec quoi que ce soit, si ce n’est avec un discours unique et indifférent à elles mêmes et à chacun d’entre nous.