Christine Delory-Momberger est universitaire, essayiste et photographe. Elle s’est interrogée sur les pratiques de l’image, liée à des expériences de l’exil, à des formes documentaires où l’intime est partie prenante. Elle se situe ainsi dans cette tradition datant de la seconde moitié des années 1960 qui aux Etats Unis puis en Europe a vu l’éclosion de de la figure mixte de l’artiste-théoricien(ne). Pendant neuf ans elle a mené un travail de création, une sorte d’ archéologie de soi par l’image produisant le triptyque EXILS/REMINISCENCES qui a fait l’objet d’un premier livre chez Arnaud Bizalion en 2018. Elle le prolonge dans ce second ouvrage qui opère un retour critique sur sa création dont elle généralise le propos autour du « Pouvoir de l’intime dans la photographie documentaire ».
Du point de vue théorique, à l’interface de l’individuel et du social elle a interrogé dans un essai qu’elle a dirigé un « Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique » publié par Eres. Dans sa relation à d’autres créateurs elle a produit chez André Frère un livre d’échange avec Kladij Sluban, qui affirme « qu’il crée des images par ce qu’il a perdu sa langue, pris entre deux pays, deux langues. » Elle a eu aussi des des dialogues avec Stéphane Duroy « photographe de l’Europe du silence, des camps, de l’Allemagne , mais aussi de l’exil. » qui lui dédie un texte à ce sujet.
Dans la reconstitution de son propre exil familial elle trouve les passages oubliés : « Cette frontière, déplacée et reportée vers l’Allemagne après la Libération, je l’avais traversée des années plus tard. L’image-frontière était la matrice de mon travail. (…) Elle est lieu de renaissances, de morts et de survivances, de vies au delà de l’image. » Pourtant contrairement à ce que laisse entendre son titre sa recherche privilégie la sensation : « Ce n’était pas le « document » que je cherchais, la représentation, mais le scintillement du souvenir. »
Son travail apparait dans sa dimension très personnelle proche de celui de Denis Roche, représentant de la photo-autobiographie. Dans La Disparition des Lucioles, en 1982 il pourrait sembler définir la double direction du travail de notre autrice : « il ne saurait y avoir de “littérature” de la photographie, car la “littérature” de la photographie, c’est la photographie elle-même. » En effet son triptyque repose sur un corpus restreint d’images de sa famille à partir duquel elle mène son « Travail de fouille , cherchant ou retrouvant au fil de mes avancées des photographies personnelles ou anonymes, des images d’archives et des images récentes, des photogrammes. » Elle poursuit la définition de son approche introspective « J’ai voulu prendre une loupe pour agrandir les visages, scruter les détails des corps, aller fouiller dans la matière du noir et blanc et toucher le commencement de quelque chose qui heurterait le silence et ferait peut être résonner de premiers échos. ».
Cette pratique scrutatoire des clichés noir et blanc amène une profusion de fragments et d’images floues, mais elle sait aussi exploiter deux accidents photographiques qui suggère les deux extrémités de la vie, du côté des ascendants « l’image de (s)a mère s’enfonçant dans le noir d’un parc, crépuscule irréel, image prémonitoire » et à l’autre extrême une superposition involontaire faisant ressurgir des images d’enfant : « les regardeurs y voyaient des enfants dans les camps, des fils barbelés encerclant les deux maisons, autant de synchronies troublantes. » Le livre se fonde une pluti-textualité avec les poèmes de Salah Al Amdani, les dialogues critiques avec Valentin Bardawil et ses propres fulgurances poétiques qui gardent une dimension critique pour voir apparaitre par exemple :
« des visages
par effraction
des corps
par défaut »
Cette puissance d’écriture se retrouve aussi dans le titrage de chacune de ses parties du triptyque :
Tendre les bras au dessus des abîmes,
Dans le souffle du labyrinthe
Des disparus les vivants ;
Elle définit son propre travail comme produisant des « Documents d’un intime puisant et agissant dans la zone du sensible. » qu’elle met en relation avec ces « « Images de pensée », comme Walter Benjamin appelle ces images surgies du sensible, qui adviennent dans une immédiateté et une intensité renversantes. »
On peut regretter la formulation trop générale du titre qui laissait espérer une approche critique de beaucoup d’autres artistes, mais cette double posture frictionnelle et critique reste une réussite qu’elle formule avec une grande lucidité :« Les images du triptyque EXILS/REMINISCENCES avaient levé des ombres qui erraient sur les terres de l’oubli mais c’est dans les mots du récit qu’elles ont pris corps. »
Son complice Valentin Bardawil révèle les enjeux vitaux de cette économie de création : « Il y avait des enfants morts dont elle apprenait l’existence et qui apparaissaient comme par magie sur sur ses photos, des langues oubliées qu’elle devait réapprendre, des frontières traversées malgré les interdictions …
Grâce à elle j’avais enfin mis des mots sur ce « prendre part à la transformation du monde » que nous défendions à PhotoDoc et qui était en ouverture de notre site. »
Les deux auteurs revendiquent même en introduction une visée plus orientée « cela rejoint l’idée d’une « démocratie sensible », définie comme une forme de vie politique prenant en compte l’importance des affects et la validité des expériences sensibles dans la constitution du lien démocratique. ». Cette approche d’une réelle exigence rejoint celle que suggère un autre de nos grands artistes théoriciens Christian Milovanoff : « De même qu’on ne parle plus à propos du cinéma documentaire de cinéma vérité mais plutôt de “fictions du réel”, peut-être est venu le temps d’envisager l’histoire de la photographie comme une fiction de la critique, une fiction qui serait poétique et politique. »