La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Le rideau

La dynamique structure d’art contemporain de Valence, art3, propose une installation de Stéphane Le Mercier, intitulée Le rideau. Barrant le fond de la salle, installé devant la fenêtre, une palissade ondulée translucide, peinte en blanc. Sur le côté droit face à cette surface inhabituelle, un chariot complet de diapositives projette ses spectres visuels. Ce sont 80 dessins choisis par l’artiste dans un ensemble de plus de 200 qu’il a réalisé ces dernières années, et ce que les dessins de Stéphane Le Mercier nous donnent à voir, ce sont des coupes dans des instants étirés du cerveau, des moments réels de la pensée en train de se faire.

Description d’un dispositif

Le dispositif est simple. Barrant le fond de la salle, installé devant la fenêtre, une palissade ondulée translucide, peinte en blanc. Cette palissade est un objet trivial, absolument sans aucune qualité et qui, par une transformation plastique minimum, un peu de peinture blanche la recouvrant de toute part, devient le support d’un moment de contemplation maximal.

Sur le côté droit face à cette surface inhabituelle, un chariot complet de diapositives projette ses spectres visuels. Ce sont 80 dessins choisis par l’artiste dans un ensemble de plus de 200 qu’il a réalisé ces dernières années. Sur le mur de gauche, semblant nous contempler, nous ignorer et nous refléter en même temps, deux grand cercle formant miroir mais qui dans leur plus grande partie sont recouverts d’un autre cercle, blanc, en caparol. Ces yeux vitreux qui ne voient rien sont pourtant aussi des miroirs dans lesquels nous ne pouvons guère nous contempler mais tout juste entrevoir le reflet insaisissable de nos déplacements.

Fonctions du regard

Ce qu’il y a à voir est donc brouillé de deux manières mais aussi et surtout offert au regard de deux manières. En effet, il y a une sorte de croisement ambigu entre ce qui est montré et ce qui est sinon interdit, du moins retenu. Cela détermine de fait une nouvelle zone pour le regard, une zone ou le tremblement, l’hésitation, l’incertitude jouent et luttent avec l’évidence, le besoin ou le désir de netteté et de sens.
L’œil est pris ici dans une situation perceptive qui fait exister le visible à la croisée de nos deux cerveaux. Ce qu’il y a à percevoir l’est d’une part par un regard qui cherche à reconnaître des images et d’autre part par un regard qui cherche à déchiffrer des signes, à lire. Les formes de signification de ces deux univers ne sont pas équivalentes et il est difficile d’attribuer à un seul regard le fait qu’il soit un regard pour le sens.

Que ces deux regards soient présents, non pas brouillés mais mis en œuvre dans leur distinction et leur mélange, et non comme nous affectons de le faire habituellement, mis en œuvre dans l’oubli de cette distinction, voilà ce à quoi nous confronte cette « installation ».

Fonction du dessin et du rideau

Qu’est-ce qu’un dessin, sinon un motif sur un fond blanc ? Ici le dessin est cependant coloré, aquarellé et pas seulement trait ou forme. Plus même, il est à la fois trait, couleur et signe, voire, mot. Chaque dessin est donc un mixte d’image et de sens. Les deux modes de lectures impliqués, celui linéaire du texte, celui circulaire de l’image, sont inextricablement mêlés. Cette indécidabilité est la source des effets que leur lecture-vision provoque en nous.

Et il y a la palissade, le rideau. Le rideau est un dispositif, c’est-à-dire qu’il convoque et instaure une autre économie que celle instaurée par le dessin, une autre économie du regard et de la vision. Le rideau blanc, translucide et ondulé plonge le regard dans une sorte de fluctuation d’instabilité. L’image du dessin projeté sur le rideau n’est pas fixe, et même si rien ne bouge, pour nous, elle ondule. Elle renvoie notre système perceptif à ce qui constitue son imperceptible réalité, imperceptible par notre conscience, à savoir que tout ce qui est, est en fait un incessant mouvement d’atomes.

Voir un dessin sur le mur, c’est faire une légère mais radicale incursion dans l’univers impalpable de la réalité atomistique et ondulatoire du monde.

Dans une publication accompagnant l’exposition, Stéphane Le Mercier écrit : « Dans cette perspective, les dessins sont comme des empreintes sur le moulage du rideau. Moulage et empreintes également secs, autonomes alors qu’ils ont été pareillement troublés par l’eau. L’eau, matière conductrice, douée de mémoire. Elle réunit métaphoriquement moulages et empreintes, sculptures et aquarelles. Rideau de larmes, esprits furtifs ».

Ce que nous voyons sur ce mur, ce ne sont pas d’abord des dessins mais des particules qui ondulent et ce mouvement du mur nous permet de comprendre que c’est le dessin lui-même qui ondule. Ainsi, trait, couleur et sens sont renvoyés à l’incertitude et non à la saisie rassurante d’une forme fixe. La perception est à la fois possible et troublée, saisie de quelque chose et saisie de l’instabilité de la perception même, compréhension de l’instabilité de toute perception.

Paysage mental

Mais il y aussi ce que disent les dessins, ce qu’ils disent et montrent, ce qu’ils indiquent et consignent. Ils sont comme des notes d’un voyage à basse altitude dans les parages du cerveau. Ils tracent et poursuivent, contresignent et paraphent, en fait ils exhibent, les mouvements les plus intimes de notre cerveau, ceux dont nous ne sommes ni absolument conscients, ni tout à fait inconscients. Ces mouvements-là sont ceux qui constituent le travail constant de notre cerveau, cet appareil étrange qui passe son temps à mesurer, évaluer, repousser ou accepter telle ou telle donnée, telle ou telle valeur, telle ou telle intensité et à l’intégrer ou l’exclure du paysage qu’il « est » à cet instant là. Ce que les dessins de Stéphane Le Mercier nous donnent donc à voir, ce sont des coupes dans ces instants étirés du cerveau, des moments réels de la pensée en train de se faire et de se défaire, de se tramer dans cette incessante discontinuité, mais si incessante qu’elle devient en quelque sorte continue. Il nous fait découvrir ce paysage particulier qui n’intéresse pas tout à fait la pensée abstraite et pas tout à fait la psychologie et qui pourtant est sans doute ce que nous « voyons » véritablement tant d’ailleurs dans notre vie éveillé que dans nos sommeils.

Voilà, nous y sommes, dans cette zone indécidable que la physique quantique a décrite et que certains artistes réussissent désormais à rendre perceptible, métaphoriquement, c’est-à-dire réellement.

Jean Louis POITEVIN

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Exposition Stéphane LE MERCIER
(22 juin – 8 juillet 2007)

Galerie Art3
8, rue Sabaterie
26000 VALENCE
contact : art3.valence@wanadoo.fr