Il y a longtemps qu’on sait : l’art est pour une large part le champ d’expérience pour les idées et les pouvoirs en place ainsi que de recyclage d’idées valises dont la seule fonction est de rassurer. Bien sûr, on s’autorise parfois à montrer quelques oeuvres qui, ô mon dieu, pourraient choquer la bien pensance trônant dans sa superbe. L’art, mais aussi la monstration de l’art qui vaut souvent démonstration, a aujourd’hui pour fonction essentielle de fournir à nos esprits épuisés par les agents étatico-mafieux de l’intoxication généralisée, des tranquillisants en quantités suffisantes pour participer à notre réassurance psychique. Une sorte de drainage lymphatique spirituel estampillé art.
Est-ce qu’une exposition peut être un lieu de réflexion ? Sans doute, même si c’est rarement le cas et en tout cas pas cette fois-ci. Traces du sacré est un catalogue de type scolaire des idées les plus recuites sur le sacré, même si, bien sûr, il y a de « belles œuvres » dans cette exposition, ce qui est bien le moins. Cependant, elle ne nous autorise seulement qu’à vérifier des poncifs.
Le parti pris de l’exposition en est la cause. Parler de sacré, c’est présupposer que l’on serait d’accord sur ce qu’est le divin, sur les relations que l’homme entretient avec la transcendance, sur sa petitesse et sa grandeur, ses ambitions et ses peurs et sur le fonctionnement de son psychisme.
C’est précisément ce qu’il aurait fallu questionner. Cela aurait impliqué un tout autre travail. Lequel ? Un travail radical de désacralisation des formes de notre croyance en une sorte de pérennité du sacré.
Une telle exposition aurait avoir pour ambition d’être un appareil de défascination.
Il aurait pour cela fallu oser affirmer que l’on commence à savoir d’où viennent les dieux et comment s’est construite cette entité qui est devenue dieu, et tenter de déplier les mécanismes psychiques et sociaux qui nous empêchent d’accéder à cette connaissance.
Car il y a bien deux côtés dans l’art ou plutôt deux lignes, entrelacées certes, mais relativement distinctes :
la ligne du psittacisme, chaque artiste étant une sorte de perroquet répétant à l’infini les clichés sur le sacré et s’affirmant, au fond, comme une sorte de tenancier de la métaphysique le plus moralisatrice.
la ligne inventive critique qui passe souvent pas la transgression, mais peut aussi se manifester comme une puissance de questionnement radical des croyances et des illusions qui fondent et déchirent une société et une puissance d’affirmation de nouveaux partages.
Julian Jaynes a montré que les dieux se manifestaient à travers des voix entendues sous formes d’hallucinations et qu’ils étaient « des organisations du système nerveux central, c’est-à-dire des personae avec une grande cohérence à travers le temps, des amalgames d’images parentale et admonitoires ». L’évolution de la conscience humaine a suivi un parcours complexe, mais elle se trouve toujours traversée par cette séparation qui prend aujourd’hui encore la forme d’une opposition interne au psychisme entre des forces de type ratioïde et des forces de type non ratioïde. C’est pourquoi les dieux ne sont ni morts ni vivants, mais virtuellement présents et activables selon certaines circonstances.
L’enjeu d’une réflexion sur le sacré aurait donc du consister non pas à partir du passé pour venir lécher les pieds du présent mais à partir de l’avenir tel qu’il a été en particulier pensé par la science-fiction et de montrer en quoi certaines hypothèses se trouvent par exemple largement confirmées par l’évolution actuelle.
En particulier, il aurait fallu partir d’œuvres majeures de l’art vidéo qui interrogent ces nouvelles formes d’hallucination et de relation entre forces ratioïdes et non ratioïdes dans le psychisme et déplier à partir de là ces zones psychiques nouvelles que seuls de rares artistes ont su précisément analyser avec pertinence.
Ainsi, en particulier, c’est à partir d’un questionnement sur le statut des images numériques, qu’il serait devenu possible de penser l’apparition dans nos sociétés de nouveaux comportements « bicaméraux » et de questionnements portant précisément sur certaines formes actuelles d’hallucination.
J.-G. Ballard, dès 1969, écrivait pourtant : « l’organisme humain est une foire aux atrocités à laquelle il assiste en spectateur malgré lui… ».
Dans cette exposition, nous assistons seulement à la célébration pour le moins narcissique de l’homme qui se croit encore et le maître du monde et l’élu de dieu, ce qui inclut le fait de se prétendre en être le meurtrier, et on nous enfonce une fois de plus dans la tête une version obsolète du monde, ce qui nous rapproche encore un peu plus de notre mort à la fois programmée et inévitable, tant est grand notre « aveuglement ».
Jean-Louis POITEVIN 17 06 08