Le sol, tout le sol, plus que le sol.

Depuis le 26 février et jusqu’au 26 mars, Veit Stratmann expose à la galerie Chez Valentin : Un sol parisien. Rien sur les murs, tout ce qui est à examiner est au sol ou plutôt devrait-on dire que l’œuvre à découvrir c’est le sol. Sur toute l’étendue de la pièce principale et l’annexe, l’artiste a organisé, avec une certaine obliquité par rapport aux murs, une grille. La structure est constituée de fines cornières métalliques. Des morceaux de moquette de couleurs variées ont été disposés dans un quadrilatère sur deux, laissant visible le sol gris habituel de la galerie dans l’étendue voisine. D’entrée l‘effet visuel est saisissant, le parcours ambulatoire de l’espace le sera tout autant.

L’installation de Stratmann fait dialoguer les espace gris du sol peint laissé intact et les zones de couleurs la plupart du temps vives mais aussi quelque fois d’un gris légèrement plus clair que le sol. La distance entre deux barres successives étant supérieure à celle d’un pas, le visiteur se trouve empêché de ne prendre appui pour son déplacement que sur les surfaces du sol initial. C’est assez drôle de voir les spectateurs entrants hésiter. Peut-on cette fois aller jusqu’à piétiner l’œuvre alors que usuellement il est interdit de toucher, même délicatement avec un doigt, les pièces exposées dans les galeries et les musées ?

Les éléments plastiques, lignes et couleurs, ne font plus face au regardeur, dans la mesure où ils ont glissé au sol, on peut se promener dessus. L’ambition de l’artiste est ici de rompre la confrontation statique du visiteur avec l’œuvre. Celui-ci doit devenir, le temps d’un parcours, performer ; il se doit d’être actif avec son corps et son esprit. La dimension participative est essentielle pour comprendre cette installation. L’artiste incite au contact par les pieds des matériaux de l’œuvre. Pourtant cela ne peut se faire qu’en ouvrant l’œil pour ne pas buter dans les équerres d’aluminium.
Ce dispositif simple et original permet la distanciation des deux gestes habituels des visiteurs d’exposition : marcher et regarder. À partir d’une régulation spatiale qui contraint plus qu’elle ne facilite les déplacements dans le lieu, cette grille colorée redonne toute son importance au regard. C’est en obligeant l’esprit à être attentif au contrôle de la marche que s’installe, conjointement mais dans une autre partie du cerveau, la singularité d’une expérience esthétique.

L’hésitation à marcher sur les étendues colorées n’est pas seulement morale (ne pas salir l’œuvre) elle est aussi psychologique. Il y a des couleurs sur lesquelles on hésite à poser les pieds, le violet clair, le turquoise, le jaune vif ; elles ne paraissent pas assez solides, on a peur de s’y enfoncer. J’ai remarqué que les visiteurs pour s’arrêter, et regarder autour d’eux, et échanger entr’eux, se posaient de préférence sur un gris sol plutôt que sur les étendues colorées des moquettes.

Le projet de Veit Stratmann a été pensé pour révéler certaines singularités de l’espace de cette galerie. Il a pris en considération d’autres caractéristiques que celles remarquées lors de ses interventions antérieures. En 2000 il avait scindé l’espace du lieu par l’installation de trois cloisons vitrées avec portes permettant de s’avancer. Il reprenait en quelque sorte une des originalités de cette galerie : sa porte d’entrée en verre et métal. Au lieu de franchir une fois le seuil il fallait répéter le franchissement 4 fois.
Cette fois la légère obliquité de la prise de l’espace souligne une autre caractéristique du lieu. Du fait de la différence de largeur entre la première et la seconde partie de la galerie, le visiteur, sans y penser, n’avance pas parallèlement aux murs mais progresse en oblique pour rejoindre, sauf si celle-ci est occupée par une création volumique, la partie centrale également la plus lumineuse. Si on suit l’un des deux rangs centraux posés par Stratmann, on arrive dans cette zone privilégiée, mais rien ne vous oblige bien sûr à filer droit, selon la perspective tracée, vous pouvez choisir d’aller de travers. Dans ce cas cela ne peut se faire sans conscience d’un écart par rapport à la règle.

Le spectateur prend conscience que son parcours, au lieu d’être dicté par la conformation des lieux, peut dépendre de ses préférences. Il assume d’autant plus ses choix ambulatoires qu’aucune sollicitation visuelle n’occupe les murs ou l’espace volumique de la galerie. Il n’a à se concentrer pratiquement et esthétiquement que sur ce qui se passe au sol et sur ses ressentis personnels. L’artiste le formulait autrement dans une réponse à Emmanuelle Lequeux pour la revue Aden : « Je veux que le spectateur soit entièrement responsable de l’espace, qu’il en ait une conscience globale, pour que ses choix soient purs. Je ne cherche pas à frustrer. Plutôt à rappeler que la chose importante est toujours de l’autre côté, et que cette frontière on peut l’accepter ou la transgresser. »

La mise en damier du sol se prolonge, derrière le mur de gauche, dans l’espace second de la galerie. Cette fois les murs ne sont plus totalement vides. Y sont accrochés d’autres projets sous forme de dessins colorés, d’une géométrie parfois complexe. Les projets visionnaires, et plus ou moins utopistes, constituent une part importante du travail artistique de Veit Stratmann. Il conçoit souvent des projets publics à visée conceptuelle et politique dont la mise en œuvre n’est pas sans poser problème. Par eux mêmes ces dessins de projets existent de manière autonome ; ils montrent, comme ceux présents dans l’exposition actuelle, une recherche esthétique aboutie mais pour aller vers une hypothétique réalisation, ils demanderaient des lieux particuliers et des financements par des commanditaires privés ou publics. Ces dessins survolants proposent d’autres visions et conduisent à des réflexions différentes de celles suggérées par le parcours dans l’espace perspectif. La différence entre l’installation réalisée que l’on vient d’expérimenter et les projets graphiques utopistes disent les écarts entre les mondes imaginaires et empiriques. Veit Stratmann excelle sur les deux tableaux.

Pour la plus grande satisfaction des visiteurs, l’installation concrétisée cette année « Un sol parisien » reprend plusieurs constantes du travail de l’artiste, à savoir la place prépondérante accordée aux déplacements, la prise en compte de la perception locale et globale et le renouvellement du regard porté par les spectateurs sur un lieu habituel.

mars 2011