Cette première rétrospective d’André Kertesz (1894-1985) montée par Michel Frizot et Annie-Laure Wanarbecq nous fait revisiter l’histoire de la photographie au XX° siècle au moyen de tant de grandes images qui hantent nos mémoires et par la façon unique dont il a mené toute son œuvre, malgré les aléas, avec une constance de vision qui a su innover dans beaucoup de domaines.
Entre temps Kertesz s’est révélé un important photographe européen restant par ses recherches aux marges de l’humanisme puis un outsider de la photographie américaine.Entre deux sa carrière de photoreporter s’est faite en périphérie du documentaire cherchant à défendre plutôt un point de vue , là où tant d’autres osaient prétendre à l’objectivité.
L’une des premières images de l’exposition est celle d’un dormeur , elle date de 1914, l’une des dernières chronologiquement parlant, est celle d’une chambre au lit parfaitement refait, Hôtel Emerald, janvier 1982. Pourrait-on parler d’une vision somnambule du réel, certaines figures et certaines images devenues icônes pourraient nous y encourager. Le « nageur sous l’eau », de 1917 à la silhouette effilée par l’onde a cette puissance des corps croisés dans les rêves. Il en est de même pour les objets avec cette fameuse « Tulipe mélancolique » et cette simple fourchette frôlant le bord d’une assiette a laissé sa fonctionnalité à la chute du jour ; et encore qu’en est il de l’usage de ce « bras avec ventilateur ».La réponse se trouve peut être chez Mac Orlan qui écrivait au sujet de Kertesz : « La vision photographique s’associe très adroitement aux moeurs secrètes des choses. »
Nous n’en trouverons pas la réponse dans le recours à quelque courant artistique dont il serait l’épigone , surréalisme par exemple, dont il serait l’un des épigones , il transcende ces relations esthétiques liées à l’époque. De même ses façades structurées dans leur frontalité appartiennent à une vision proprement new-yorkaise, mais elles sont à rapprocher et à confronter aux vues d’arbres de Washington Square où le graphisme , lié à la météorologie, sert non une fonction urbaine mais une vision poétique. Ce point de vue sur un extérieur magnifié est aussi celui qu’il met en place, après la mort de sa femme, lorsqu’il produit les 55 polaroïds publiés dans « From my window ».
L’exposition dans un grand souci de muséologie nous donne l’accès aux « vintages » , aux images de contact (avec loupe pour tous),aux interpréations des tirages plus tardifs autorisés par l’auteur, mais aussi aux livres et cartes postales produites en phototypie par l’auteur lui-même. Autour d’une image célèbre trois ou quatre autres produites consécutivement mettent en lumière le processus même du travail photographique, déplacement de l’opérateur ou des modèles, recadrage sur le contact de moyen format, retirage etc…
Chaque période de sa vie de créateur, parfaitement explicitée s’ouvre sur un autoportrait. Du simple portrait de couple « Elisabeth et moi » nous trouvons plusieurs versions y compris celle prise sous forme d’un ticket délivré sur une balance automatique jusqu’à la version la plus connue où sa femme occupe la quasi totalité du cadre, tandis que la présence du photographe n’est signifiée que par sa main sur son épaule.
Cette exposition inaugure le Mois Européen de la Photographie à Paris, elle place très haut le niveau d’exigence et de respect de la photographie sous tous ses aspects, espérons qu’elle sera un modèle pour toutes les autres prévues cet automne. L’attitude de Kertesz, « les yeux toujours entre l’image et l’âme » méritait bien une telle qualité d’approche rétrospective.