Les éditions Orange Clair à Metz viennent de publier le livre-objet « Après on oublie », photographies et textes Bruno Dubreuil et conception du design graphique de l’éditrice Claire Jolin. Ce livre précieux s’attache aux processus de la mémoire, aux croisements de la mémoire individuelle et de celle de l’Histoire.Il suppose une lente lecture ouverte.
Au toucher nous éprouvons d’abord l’épaisseur de la couverture en carton dur. Puis notre oeil glisse sur une matière comme usée simulant une surface de pierre ou de métal. L’ensemble évoque une épitaphe quasi effacée. Selon ces premières impressions sensorielles le livre de Bruno Dubreuil pourrait évoquer une pierre tombale. Le texte en palimpseste semble nous prévenir : Après on oublie.De quel après est il question, de quel post traumatisme s’agit-il ?
La couverture franchie nous découvrons cinq doubles pages de garde aux images d’un sépia très dense. Elles mêlent aussi en palimpseste textes manuscrits et photos de famille, tandis qu’une time line égraine les années de 1960 à 1971.A l’avant-dernière on trouve le titre et la catégorisation Récit photographique.La photographie de la dernière double page réunit tout un groupe qui évoque plutôt une communauté d’entreprise ou de commerce qu’une famille.
Page tournée le deuxième cahier est composé de pages tranchées en leur milieu.Cherchant à mieux les définir me vient rapidement le terme de lames. Et l’évidence m’apparaît ce livre doit se lire comme on se fait tirer les tarots. Rappelons que le jeu de tarots comporte 78 cartes appelées arcanes ou lames dont on distingue 21 cartes d’atout et une dernière carte nommée le Fou ou l’Excuse. Poursuivant ma métaphore je cherche les atouts dans le troisième cahier d’images noir et blanc et couleurs pleine page. Dans un entretien à France Fine Art l’éditrice rappelle aux sources du livre l’exposition du photographe, écrivain et critique vue à Metz où il présentait en constellation son récit Katyn ou les retournements de la mémoire . Quatrième cahier de doubles lames qui se clôt sur la blancheur d’un paysage (historique ?), symbole de l’oubli. Puis le livre se referme sur un épilogue écrit qui remplace l’habituel texte de 4e couverture , puisque celle-ci est occupée par la matière rayée du dos de l’épitaphe.
Il serait possible aussi d’appréhender le livre comme une nouvelle forme du palais de la mémoire ou méthode des loci, (de locus, lieu) attribuée à Simonide de Céos, un poète grec ( 550 av. J.-C). Selon sa légende , un palais dans lequel il était au banquet s’effondra peu après que Simonide en soit sorti, il se remémora la place de chacun des convives. Dans le récit de Bruno Dubreuil retrouvera-t-on ces propres invités ou arcanes : VI-L’Amoureux,XIII-La Mort, XVI-La Maison Dieu et XXI-Le Monde ?
Pour l’Excuse il est simple de l’attribuer à ce souvenir-écran « La chevelure de mon grand-père aurait blanchi en une seule nuit, celle où il reçut, dans un boîte, les cendres de ses deux fils morts à Buchenwald. ». La vision de Katyn d’Andrzej Wajda assume le retour image sur cette scène transmise au coeur de la famille. Comme celle de l’histoire cette forme-mémoire reste lacunaire et ses documents flottants. Dans les entrelacements narratifs l’histoire finit par se tisser, une double chronologie se lit dans le feuilletage suivi du haut et du bas de chaque page. Quand les derniers témoins sont morts reste la parole qui questionne les images.
Le tombeau est devenu un cénotaphe, ce cercueil de cérémonie vide dont le corps historique est absent. Reste encore et encore la question de la transmission, aux deux fils épaule contre épaule à l’entrée du camp, ou à mes filles et petites filles. A me tirer le tarot photographique de Bruno Dubreuil il me rappelle que ce devoir de généalogie mémorielle est affaire de seconde génération. Ce livre s’y emploie avec une haute sensibilité. A lire d’urgence pour que plus jamais après on oublie.