« On s’est connu, on s’est reconnu, on s’est perdu de vue, on s’est reperdu de vue, on s’est retrouvé, on s’est réchauffé, puis on s’est séparé. Chacun pour soi est reparti dans le tourbillon de la vie… » ainsi chantait Jeanne Moreau en 1962, dans Jules et Jim de François Truffaut. Qu’est-il de ces instants précieux de l’existence où l’on attache pour un temps donné nos corps à ceux des autres, où l’on espère et l’on respire au rythme d’un visage aimé ? Dans le cadre de la Biennale de la Photographie de Mulhouse (BPM) qu’elle a créé avec Jean-Yves Guénier en 2013, Anne Immelé, artiste et théoricienne de la photographie est la commissaire d’ATTRACTION(S), L’étreinte du tourbillon. L’exposition, en plaçant la question amoureuse au centre de notre attention dévoile des œuvres comportant une forte dimension autobiographique.
Sans doute, ces images de l’amour que l’on retient, dont on entend garder un fragment lumineux, comme une flammèche scintillante et éphémère, renvoient-elles aussi au caractère fugitif des sentiments, comme à l’impossible pérennité du bonheur. Alix Cléo Roubaud, comme Hervé Guibert meurent prématurément, leurs photographies sont bien sûr traversées de la disparition pressentie. Alix Cléo Roubaud a une œuvre photographique marquée par la présence du blanc. C’est une lumière dévorante qui recouvre, qui envahit qui entoure, qui glorifie, qui dit la mort qui vient, l’impossibilité de saisir l’objet, de le fixer. Dans cette exposition ce sont notamment les photographies de ses partenaires, Jean Eustache et Jacques Roubaud qui ont été retenues. Il y a donc la mort en embuscade, celle de l’amour comme de l’existence et la photographie comme instrument qui enregistre, retient, décrit, invente, sublime l’expérience vécue. Le corps de l’être aimé, quel que soit son genre, devient un topos
photographique de la scène française des années 80.
Alix Cléo Roubaud, Hervé Guibert, Denis Roche et Bernard Faucon forment un quatuor mythique. Chez Faucon, dans Les Chambres d’amour, la chair est absente, c’est le décor qui reste et renvoie à l’invisible de l’expérience comme à son caractère ineffable. Ce que l’on ne peut pas photographier, n’est-ce pas d’une certaine manière, ce que l’on ne peut pas dire ? Pourtant, si l’exposition présente ces beaux tirages dont a souvent rêvés en parcourant des livres, en particuliers ceux d’Alix Cléo Roubaud, offerts récemment à plus de visibilité par le précieux travail d’Hélène Giannecchini, le parti pris d’Anne Immelé n’est en rien exhaustif quant à cette hypothèse historique. Ces figures tutélaires sont présentées de concert avec d’autres très actuelles, ce sont les images de Julien Magre, où là encore la vie est à l’œuvre, la photographie une pratique de diariste, mais aussi Lucie Boiron, Anne-Lise Broyer, Thomas Boivin, et Alan Eglinton.
L’attraction est la fièvre qui fait tourbillonner la conscience. Que dire alors de la cruauté de la viande, de son trouble, de sa violence sexuelle ? Anne Immelé affiche à cet endroit une position très forte, en ne présentant que des images d’un érotisme tendre plutôt que pornographiques.
Parmi les photographies exposées, on trouve beaucoup de chambres et de lits, parfois des corps nus, cependant la sexualité n’y est jamais révélée de manière frontale. La dimension métaphorique du désir est un choix manifeste. Est-ce là encore une hypothèse de lecture traçant un fil ténu entre les années 80 et nos jours en dessinant ce qui serait une forme de discours fragile entre les sentiments et la chair, tenu par un certain nombre d’artistes ? En négatif, on pense aussi à ce que pourrait être une pratique photographique visant à dire la cruauté de la viande, à montrer à l’œuvre dans les corps les rapports de force politiques, une pratique peut-être qui n’aurait rien à voir avec l’intime en jeu dans cette exposition. On pense à Antoine d’Agata, comme à certaines images d’Araki, pour citer des artistes qui impliquent leur propre sexualité dans la production des images.
Parfois, ces mondes-là, entre amour courtois et capture du cri, se rejoignent. Les photographies de Lucile Boiron proviennent d’Internet, ce sont les web cam qui apparaissent alors comme l’outil de nouvelles formes érotiques. Les visages sont inquiétants, les creux dévorés d’ombres, il y a quelque chose de cruel, de transgressif dans ces clichés qui ne dévoilent aucun corps. Pourtant, c’est toujours la théâtralité qui préside à l’ambition de vérité. Ces faces torturées renvoient à l’expérience d’une sphère virtuelle où chacun peut-être ce qu’il souhaite, y dévoiler l’inavouable de son plaisir le plus intime. Théâtrale encore cette main d’Hervé Guibert, caressant ou repoussant le torse nu de son amant. La mise en scène n’est pas nécessairement de l’ordre de l’artifice mais plutôt un contournement, une fuite, hors de l’ordinaire, pour atteindre la sincérité recherchée.
Alix Cléo Roubaud photographie Jacques Roubaud dans un lit, tout habillé, un livre à la main. Dans le miroir, c’est encore l’image de cet homme de dos, spectrale, floue, surimprimée, presque irréelle. On devine aisément le jeu qui a présidé à la prise de vue, comme le long travail de tirage. Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud, c’est ainsi qu’Hélène Giannecchini a choisi d’intituler son premier ouvrage publié au Seuil en 2014. Toute photographie de l’intime a-t-elle avoir avec la vérité ? Dire l’autre n’est ce pas avant tout faire son autoportrait ? « La jouissance est le frisson du moi » écrit Levinas.
Denis Roche, Alix Cléo Roubaud, Hervé Guibert, Alan Eglinton, Julien Magre, beaucoup d’artistes présentés dans l’exposition entretiennent une relation importante avec leur propre écriture. Parfois le texte résonne avec les images.
On explorera par exemple le site internet de Julien Magre où chaque série est accompagnée d’un texte poétique essentiel à la puissance de l’œuvre. On parle beaucoup actuellement dans le champ de l’art contemporain des écrits d’artistes mais aussi de l’écriture comme nouveau médium. Ils semblent que les photographes aient depuis longtemps investi ce lien entre art visuel et littérature. Il y aurait alors, ce que la photographie doit à la littérature et réciproquement. Ainsi, Anne-Lise Broyer, qui a notamment réalisé des livres avec Bernard Noël, Pierre Michon ou encore Jean-Luc Nancy, s’est inspirée de deux textes de Marguerite Duras, La Maladie de la mort et L’Homme atlantique pour créer la série de dessins et photographies Regards de l’égaré, 2008-2018 présente dans l’exposition.
L’attraction est aussi à entendre dans le sens de l’accrochage et donc de la confrontation, du montage entre les images. Anne Immelé, commissaire de cette exposition, est également l’auteur de Constellation photographique, un essai publié en 2015, aux éditions Médiapop, où elle analyse les nouvelles pratiques d’accrochage et notamment la constellation. L’étreinte du tourbillon, c’est aussi ces rencontres ouvertes entre les clichés, l’irrégularité de la disposition des images de Julien Magre, dont les photographies forment des lignes fragmentaires où se tisse un récit nourri de lacune. Peut-être que les images s’aiment aussi, s’attirent, se rapprochent, se repoussent, s’annulent, s’aveuglent. Et voici que la ritournelle reprend, celle de l’interprétation infinie de formes qui se mêlent pour en engendrer d’autres.