Le tournant numérique de la critique

Deux essais critiques viennent d’être publiés exclusivement sous forme d’ebooks : « Le tournant numérique de l’esthétique » de Nicolas Thély et « Intempestif, Indépendant, Fragile. Marguerite Duras et le Cinéma d’art contemporain » de Pascale Cassagnau. Au-delà d’une nouvelle économie du livre, le choix de ne faire exister un écrit critique que sous forme numérique relève d’un vrai parti-pris comme celui que nous faisons sur le site lacritique : profiter de la réactivité et de la fréquentation des réseaux tout en maintenant une exigence théorique en résistance contre les stratégies univoquement communicationnelles de l’usage dominant des médias.

Dans l’analyse qu’il porte depuis plus d’une dizaine d’années aux formes de productions artistiques et amateurs développées avec les nouvelles technologies, Nicolas Thély accorde une grande place aux positionnements des artistes. Reprochant à Jacques Rancière de n’accorder « aucune attention à la manière dont les artistes doivent penser leur posture, choisir une forme et un format d’expression, certains modes de présentation et de circulation de leur production » (p.45), il affirme au contraire leur importance dans l’interrogation de la force critique d’une oeuvre. Empruntant les chemins de sociologues, il trace une voie esthétique où « interroger les manières de faire des artistes revient à interroger leur régime d’engagement ». De même, choisir de publier des recherches esthétiques sur publie.net, maison créé par l’écrivain François Bon, et en faciliter ainsi la diffusion témoigne d’une volonté de trouver des voies de traverse pour faire exister la recherche en arts.

Pascale Cassagnau, spécialiste de ce qu’elle appelle le « troisième cinéma », celui inventé par les artistes plasticiens au croisement d’autres pratiques, a elle aussi choisi une forme numérique pour publier une réflexion autour des proximités de ces marges du cinéma avec celui de Marguerite Duras. La pertinence entre la forme de l’essai et le lieu de diffusion se joue ici sur des choix éditoriaux qui donnent une place très importante aux images dans la construction de la réflexion. Loin de l’illustration, elles constituent des étapes essentielles à une lecture revendiquant la fragmentation, la coexistence d’états séparés mais produisant par leur association un véritable cheminement de pensée.

Ces deux publications sont la preuve que la forme numérique peut offrir un nouvel espace critique pour la réflexion comme pour la création. Si Nicolas Thély dresse un sombre constat, « dès qu’il est lié au réseau et à l’informatique, l’art s’inscrit dans une économie de l’obsolescence programmée » (p.86), et que l’on peine effectivement à s’enthousiasmer face aux oeuvres décrites dans son essai, force est de constater que le sort des textes critiques numériques est bien différent. Créé en 2006, le site lacritique propose une archive importante d’articles qui trouvent de nombreux lecteurs bien après le moment de leur publication. Contrairement aux oeuvres technologiques, l’écrit numérique mute facilement de support et le nouveau site de lacritique, qui sera en ligne dans les prochains mois, maintiendra ainsi l’accès à l’ensemble des articles publiés.