En premier lieu, le travail de rivière sans métaphore, soit le déroulé du temps associé à un labeur que notre regard anthropomorphise : la rivière va, s’assèche ou déborde, elle est ce qu’elle est. Son lit contient beaucoup des éléments qui vont constituer le matériel aux origines de l’acte artistique : charbon, argile, sable et poussière, les couleurs que le peintre va extraire, écraser, piler puis étaler, les formes en attente de l’œil, soit la rondeur du galet roulé longtemps, la géométrie inconsciente des branches et des brindilles, l’arête à vif d’un silex brisé… Le travail de rivière déclinant ensuite son épaisseur métaphorique, celle d’un retour sur notre archéologie personnelle, la sédimentation qui constitue les strates de notre mémoire, les éléments accumulés depuis des années, les chemins qu’emprunte notre conscience au plus vite, filant comme l’onde est guidée par des rives laissées en friches. Le travail de rivière, enfin, comme métaphore de l’acte artistique moderne, confier la pratique à un flux mécanique, provoquer l’usure de l’objet jusqu’à la perte de son sens premier puis lui agréger la gangue d’un sens nouveau. La rivière suit son cours et nos pensées divaguent. Il est temps, comme pour toute entreprise mélancolique, de commencer un travail d’inventaire.
Le premier travail de collection relève de l’archéologie, la découverte et la classification des traces laissées par ceux ayant occupé le terrain avant nous. Comprendre le geste, le répéter, se le réapproprier pour mieux discerner les étapes à l’origine de l’invention, les gestes au début de l’acte artistique – ainsi des fragiles sculptures suspendues de Bojan Sarcevic (« Something Tan is Nodding », 2006) ou des dessins de Jimmie Durham. Comprendre le geste, s’en éloigner ou le charger symboliquement pour mieux éclairer la construction du mythe, évoluant sur une ligne sans chronologie. L’artiste y distribue ses scrupules, petits cailloux perturbant la marche, forçant la réflexion par la gêne occasionnée. Une archéologie des matières aussi. Précieuses ou non, elles sont toutes là, celles des origines : le carbone, l’ambre, différentes variétés de pierres, une place particulière pour le silex et sa gangue de craie, mollesse avant la dureté, souvenir d’un temps avant l’histoire, les métaux – le plomb surtout –, indissociable depuis Panofsky du saturnisme et du sentiment mélancolique. Cette volonté de collection fut celle des Lumières, la compréhension du monde par son inventaire : les matériaux du sensible, les techniques et les savoirs et les inclassables au cabinet de curiosités. Si la classification raisonnée de toutes choses n’apportait pas forcement le bonheur, il conduit somme toute à un sentiment, la répétition inévitable et le sentiment d’« acedia », un mot élégant pour décrire l’envie de ne rien faire, laisser la volonté d’action glisser hors de soi. Et l’artiste de revenir à la charge.
S’il est entendu que chaque pièce possède sa propre autonomie, l’exposition propose aussi un portrait invisible, en filigrane, faisant lien entre chaque œuvre : c’est celui de la commissaire d’exposition en collectionneuse éphémère. De cette mémoire subjective, nous n’apercevrons que le choix des pièces, leurs dispositions, par moment nous entrons en connivence ou en retrait. Nous parcourons cet espace comme l’archéologue s’arrête et observe un terrain de recherche.
Archéologie de l’histoire de l’art
Se jouant de cette archéologie première, une autre lecture est possible, celle d’un retour sur l’histoire de l’art. Les cartels nous donnent alors une chronologie marquant l’évolution du regard et de la démarche artistique. La photographie de Man Ray « Elevage de poussière » (1920-1998) nous permet de jouer sur les échelles, de mettre notre œil en selle pour une vue cavalière, de transformer le sale en beau, le microscopique en vaste paysage. Il est aussi question de strates car cette couche duveteuse de poussière recouvre le « Grand verre » alors encore dans l’atelier de Duchamp à New York. Dans la même salle, une série de photographies en petits formats de Gina Pane conserve la mémoire d’une action juste avant les années 1970, une performance discrète, à la lisière d’une forêt (« Action, Terre déplacée », 1968). Plus loin, en pénétrant dans la dernière salle d’exposition, on est saisi par une pièce théâtrale de Robert Morris (sans titre, 1968-72), un long et large pan de feutre accroché à une paroi, la pesanteur donnant sa forme à la sculpture. Le choix de cette matière, à la fois rudimentaire et dense, renvoie au minimalisme à l’origine de son travail ainsi qu’au Land Art. Comme le veut le processus de création chez Morris, l’acte contient plus que la trace laissée au regard, l’utilisation du feutre, seul textile non tissé, accumulation de fibres sans qu’il soit possible d’y déceler ni trame ni chaîne, déploie cependant l’épaisseur chaude du sens. Il est alors impossible de ne pas ressentir une pensée attentionnée pour Joseph Beuys et à l’origine fantasmatique ou réelle que développa ce dernier pour cette matière, l’importance chez les deux artistes, de l’acte, de la performance et de ses répercussions sociales, réassignant avec force le rôle de l’artiste dans la société, lui enjoignant de faire, et faire à nouveau, de dire, puis de répéter.
Esprit de collection et sentiment de Mélancolie
La collection, comme l’observation du travail de rivière, de mémoire, réactivent les notions satellites au sentiment mélancolique : la temporalité de la beauté, les vanités, les traces matérielles des origines, historique ou mythique – un âge d’or perdu sans jamais avoir été connu –, et l’entropie travaillant, en courant profond, ce grand tout.
Il y a bien sûr la collection invisible de la mémoire, subjective comme dans ces paysages de savane inscrits sur de simples plaques de bois par Isabelle Cornaro. Ce travail pourrait ne faire écho qu’à la perspective ou à la notion de paysage si cette jeune artiste n’avait utilisé des bijoux ayant appartenu à sa mère pour réifier les grandes lignes du souvenir d’une enfance africaine (« Savane autour de Bangui, et le fleuve Utubangui », 2007).
Hubert Duprat nous conduit vers une mélancolie plus savante, inscrite dans l’histoire et la préhistoire. A l’aide de reliquats de pierres semi-précieuses, de paillettes d’or et de minuscules perles… l’artiste avait constitué, à la Fondation Cartier, un lit précieux et l’artifice d’une rivière dans laquelle des coléoptères allaient, par délégation de pouvoir, réaliser l’œuvre. Ces derniers vont se constituer un étui protecteur, comme ils l’auraient fait avec des grains de sable et des brindilles au fond d’une rivière d’eau douce. La tâche ainsi confiée aboutit à des fourreaux protecteurs, séduisant l’œil du spectateur, flattant ses sens. Elle imprègne le regardeur de cette mélancolie consistant à donner de l’ouvrage aux autres puis à s’absenter de la scène pour laisser briller ce qui doit être habituellement dévolu au plus bas de l’échelle animale, dissimulé aux regards qui, depuis la rive, n’aperçoivent qu’avec difficulté le fond du cours d’eau. Le travail de rivière vu par l’homme est, en effet, mélancolie, la pensée y flâne, fait quelques ricochets, et avant d’être engloutis comme on coule un tas de pierre (Katinka Bok, « Couler un tas de pierre », 2007, vidéo noir et blanc, super 8 sur DVD), elle s’imprègne ontologiquement du sempiternel pourquoi ? Pourquoi faire plutôt que ne rien faire ? Elle est la pendule au milieu du manteau de cheminée, au balancier silencieux – Action/Inaction – à sa gauche et à sa droite, les flambeaux éclairent deux questions connexes : y-a-t-il la possibilité, la volonté, de faire quelques chose de totalement nouveau ? et, en symétrie, la question de l’apport au monde du geste artistique à l’ère contemporaine.
C’est une des trames du travail de Duprat, une inscription subtile dans l’histoire, tant des techniques que de la connaissance scientifique, associée à une volonté poétique, soit la répétition du geste liant la beauté à l’esprit. Il en est ainsi de cette structure fragile (« sans titre », 1994), résultat d’une opération délicate consistant à structurer en rhizomes des morceaux de corail soudés par de la mie de pain. Le geste précis de l’homme mêlant deux matières, l’une simple et essentielle, le pain, et une autre, précieuse et inutile, le corail rouge. Hubert Duprat se place souvent sur cette faille, à la frontière de deux états, à l’image de cette cellule composée de morceaux d’ambres (« Nord » 1997-1998). L’ambre est, à l’origine, de la résine de pin devenue pierre semi-précieuse. En se fossilisant, il passe ainsi du végétal au minéral. Duprat artiste, Duprat entomologiste ou archéologue, se positionne à cet endroit, entre la mélancolie active et l’« acedia ». En offrant toujours beaucoup à l’émotion – la beauté archaïque des figures animales dans l’éclat des silex (« Les bêtes », 1992-1999) il ouvre une interrogation dense sur la démarche humaniste à notre époque.
L’entropie à l’œuvre
Si la collection est mémoire, il serait difficile de vivre sans oublier, confier à l’onde les heures les moins douces. Le travail de rivière est usure et l’entropie à l’œuvre se retrouve dans de nombreuses pièces de l’exposition. On pense, bien sûr, aux photographies de Raphael Zarka, une série intitulée « Changer en île » (2004), montrant des sites en Sicile ou au Japon où la roche se désagrège avec le temps. Il est difficile de discerner si ce qui apparaît comme de monumentales sculptures relève encore de la main de l’homme ou d’un phénomène géologique. L’entropie ne respecte pas toujours un rythme lent et régulier, le feu accélère le processus, et prépare un cycle nouveau. Claire Le Restif n’accroche que le dernier dessin de la longue série « Melanophila » (2003-2008) de Dove Allouche. Ces dessins au graphite représentent des forêts incendiées au Portugal, ils sont aussi les dernières couleurs juste avant le noir, une déclinaison en grisaille s’adossant à l’ultime étape avant la monochromie, avant la fin de la représentation.