L’économie culturelle des « Bureaux » fin XX° siècle

De 1984 à 1988 trois missions connues comme celles de la DATAR, initiées par Bernard Latarjet ont proposé à une dizaine de photographes représentant différents courants artistiques de dresser un état de notre territoire national. Dotées de vrais moyens financiers elle ont permis à Christian Milovanoff de réaliser avec un appareil 6×7 et en noir et blanc plus de 9000 images de ce qu’il évoque comme des paysages de bureaux.
Plus de trente ans après les éditions Scala publient en une bichromie soignée un grand nombre de ces images montées comme une fiction documentaire. Les légendes rejetées en fin d’ouvrage permettent une lecture plus sociologique quand l’auteur nous entraîne dans ses fantaisies sociétales où l’époque transparait avec ses transitions.

« Bureaux » s’ouvre par un lent zoom arrière sur la bibliothèque secrète de l’administration. Les livres présents sur site se souviennent des dossiers qui ont facilité leur rédaction tandis que les fichiers bien classifiés portent au devant de la scène une vieille machine à touche, de marque Hermès, mais bientôt les housses en moleskine la recouvrent ainsi que ses semblables pour laisser en cette fin des années 1980 place aux premiers ordinateurs. Puis les combinés de téléphone cèdent eux mêmes devant les standards multipostes. Les imposantes tables de salon reconverties par un plaid en surface de réunion sont en cours de reclassement pour l’arrivée d’un mobilier plus design qui autorise des plans vraiment larges.

Au bureau des renseignements historiques l’entrée reste interdite au public, le photographe nous y accompagne précédés de petits personnels en costumes anciens, beaux comme des gravures. Il nous introduit dans ces couloirs habituellement dérobés au regard, classeurs, tiroirs et fichiers refermés. Ces pièces-là donnent sur les arrière-cours, palissades et chantiers des villes en mutation. Le concept de paysage de bureau s’affirme dès lors qu’en poster ou en décorations privées une nature même trafiquée envahit des espaces qui deviennent ainsi plus interlopes.

Dans notre cheminement au plus près des objets pratiques et des plantes fraîches ou artificielles une porte soudain plus solennelle donne accès à la transparence des plateaux indifférenciés où les dossiers se multiplient et débordent des étagères trop pleines. Le cadre se sature d’une topographie ordonnancée qui départage des catégories sociales, religieuses ou idéologiques.

La descente dans les coulisses laisse entrevoir des arrière-bureaux que chacun tente de s’approprier avec l’affichage de billets, affichettes ou écrits, chaque pan se faisant autel de divinités larronnes, oui dérobées à l’intime. Comme en réaction les trieuses crachent des documents qui restent aussi anonymes qu’inutiles.

Puis des colonies de couloirs intérieurs défilent vers d’autres offices où toutes sortes de machines plus contemporaines font leur entrée. L’architecture intérieure se complexifie en même temps qu’elle se spécialise, surveillée dés lors par des écrans de contrôle qui ne réussissent pas encore à entrer en connexion avec les ordinateurs.

Une séquence à visée futuriste s’ouvre à des images au cadre plus large. Le bureau devient plateforme de décollage pour des engins spatiaux échappés des scénars hollywoodiens. Si aucun de ces occupants qui travaillent, cultivent leur plante ou rêvent en ces lieux n’est présent à l’image au centre de chaque grande séquence une figure humaine singulière évoque des cultures d’époque plus spécifiques tel Mickael Jackson sorti du hit parade . L’intérêt de sa présence réside aussi dans ses ambiguïtés d’humain entre noir et blanc, adulte enfant, mâle efféminé.

Tout le livre dans la gestion des doubles pages d’images singulières et de diptyques fondés sur de faux raccords trahit la passion de Milovanoff pour Godard en particulier et le cinéma en général. Les deux autres figures de fiction exaltent la complémentarité du masculin avec Jean Louis Trintignant dans « Vivement dimanche » de Truffaut et la mystérieuse Gudrun Landgrebe pour « La femme flambée » de Robert Ackeren, opposition aussi entre un cinéma populaire et un film « d’art et essai » ; « High and low » titrait une exposition du Museum of Modern Art de New York.

La dernière séquence nous ramène à une culture plus classique qui nous rappelle que le photographe a connu sa notoriété avec « Le Louvre revisité ». Dans les bureaux si divers qu’il a explorés : journaux bibliothèques, palais de justice, hôpitaux, préfectures et mairies, lieux de haute technologie… il a réussi dans sa longue quête à croiser gravures, peintures et ouvrages anciens. Ils résistent contre la multiplication des listes informatives qui égrainent des services ou plus utilitaires pariant sur les cotes de la Bourse. Là se situe « la vraie guerre » affichée sur un panneau celle de la culture et de l’économie. Une avant dernière image montrant une statue ancienne derrière un fauteuil directorial nous rappelle qu’à long terme la première n’est pas toujours perdante comme on pourrait le craindre. D’autant que le livre se clôt sur d’autres beaux livres soigneusement rangés. Dans cette promenade savamment scénarisée la mémoire d’une nouvelle bureautique se dessine en filigrane.